Quand l’emploi des femmes est synonyme de relégation : l’exemple des éclusières du canal de Nantes à Brest

Le point d’exclamation employé par le grand quotidien catholique breton L’Ouest-Eclair ne doit pas induire en erreur. Si l’annonce que l’on « songe à remplacer les éclusiers [du canal de Nantes à Brest] par des éclusières » mérite un tel point de ponctuation, c’est moins par ce qu’elle dit de l’évolution des stéréotypes de genre, bien au contraire, que de l’histoire de cette voie navigable. En effet, plus que de progrès ou d’avancée sociale, c’est bien de relégation économique qu’il est question, à en croire tout du moins les arguments formulés par le secrétaire de l’Union des Mariniers de l’Ouest, Jean Naudin1.

Carte postale. Collection particulière.

Le canal de Nantes à Brest est une gigantesque voie navigable intérieure de 360 kilomètres ponctués de 236 écluses. L’ouvrage relie huit rivières et accuse une dénivellation totale de 555 mètres. Initié en 1806, le chantier est finalement achevé en 1842 après, il est vrai, quelques années d’interruption à la suite de la chute du premier Empire. Ce faisant, le canal dit le rôle éminent de la chose militaire dans ce que l’on nomme aujourd’hui l’aménagement du territoire. Souhaité en effet depuis l’Ancien régime pour se garantir du mauvais état des routes et des dangers de la navigation maritime, cet équipement titanesque est voulu par Napoléon afin de se soustraire au blocus britannique sur Brest et Lorient. D’ailleurs, loin du lieu de promenade bucolique qu’il est aujourd’hui, le canal est percé dans la douleur avec force prisonniers espagnols jusqu’en 1814, puis par des ouvriers civils ainsi que, notamment dans le secteur de Glomel, des forçats condamnés aux « travaux publics » et prélevés dans les geôles des bagnes de Brest et Belle-Île.

Pour autant, un siècle ou presque après sa mise en service, le contexte économique et technique n’est plus le même. La Grande Guerre et plus précisément encore le gigantesque pont naval réalisé entre la péninsule armoricaine et la côte Est des Etats-Unis a bien mis en évidence l’intérêt de la course au gigantisme afin de gagner en rapidité mais aussi en rentabilité. Or, par définition, les canaux et les écluses ne peuvent pas s’adapter à ces tonnages sans cesse plus importants. De surcroît, la batellerie doit faire face à la concurrence de l’aviation, moyen de transport en plein développement qui se double, là encore, d’enjeux structurants pour les territoires. Preuve d’ailleurs que le canal relève d’un autre temps, le barrage de Guerlédan voulu par Yves Le Trocquer interrompt la circulation entre Nantes et Brest, sans que cela ne semble émouvoir qui que ce soit. Lui aussi impressionnant, cet ouvrage d’art dit bien l’espoir d’un dynamisme économique reposant non plus sur la batellerie mais sur la houille verte, cette énergie censée faire prospérer l’industrie bretonne.

En réalité, au moment où L’Ouest-Eclair annonce que des éclusières vont être affectées au canal de Nantes à Brest, celui-ci relève déjà d’un autre rapport au temps. Comme vitrifié, il est « patrimonialisé » et devient un enjeu touristique. Lorsqu’il s’agit, pour ne citer qu’un exemple, de présenter la commune de Noyal-Pontivy à l’occasion du grand concours d’athlétisme qui doit s’y tenir à la fin du mois d’août 1930, L’Ouest-Eclair écrit : « Noyal-Pontivy est bornée au nord par les délicieux paysages de Saint-Girand, qui arrosent le canal de Nantes à Brest et les serpentins de sa Rigole d’alimentation ; au sud par la vallée de la Belle-Chère, qui coupe la route de Pontivy à Josselin ; à l’est par Rohan et ses coins pittoresques du canal ; à l’ouest par Pontivy, vieille cité qui tint une bonne place dans l’histoire de Bretagne »2.

Carte postale. Collection particulière.

Ce contexte permet de saisir la véritable cause de l’ire du secrétaire de l’Union des Mariniers de l’Ouest. Certes, Jean Naudin n’hésite pas à recycler les ancestraux stéréotypes de genre sur la « faiblesse » des femmes et se plait à rappeler combien le canal requiert des hommes : « Il nous semble inadmissible qu’en temps de crues une éclusière puisse se servir d’une yole ou d’un bachot pour lutter contre le grand courant et aller ouvrir ou fermer les vannes à quelques plusieurs centaines de mètres de l’écluse ». Et d’ajouter qu’un « homme a souvent beaucoup de peine à accomplir ce travail ». Pour autant, si elle est réelle, la logique de genre ne permet pas de saisir le sujet dans toutes ses dimensions. Car, ce qui pose fondamentalement problème à Jean Naduin, c’est le déclassement des éclusiers qui accompagne cette mesure, annonce qui sonne à bien des égards comme un coup d’arrêt porté à la navigation de commerce sur le canal de Nantes à Brest et, plus largement, à la batellerie.  De quoi aussi sérieusement nuancer l’idée de progrès qui serait associée à l’arrivée de femmes éclusières sur le canal…

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 « Sur le canal de Nantes à Brest », L’Ouest-Eclair, 32e année, n°12 470, 28 décembre 1930, p. 4.

2 « Le concours de gymnastique de Noyal-Pontivy », L’Ouest-Eclair, 32e année, n°12 347, 27 août 1930, p. 5.