Un terrain pourtant plein de promesses : les Américains à Brest et plus globalement dans la Grande Guerre

 

Le volume collectif intitulé « 1917-1919 Brest ville américaine ? » que codirige Sébastien Carney aux éditions du Centre de recherche bretonne et celtique est assurément de ceux qu’il faut connaître, et pas uniquement du fait des prestigieux contributeurs qui y œuvrent : Annette Becker, Carl Bouchard, Jean-Marie Kowalski ou encore Yann Lagadec pour n’en citer que quelques-uns1. Résolument inscrit dans la classique dialectique mémoire/histoire, le volume porte néanmoins un précieux regard, froid, lucide et sans concession sur le récent centenaire de 2017 tout en proposant de vivifiantes pistes de recherches pour l’avenir. Reste toutefois à savoir si celles-ci feront écho : à en juger par le peu de personnes qui en dehors de la logique commémorative s’investissent dans ce champ – à notre connaissance, seules Laëtitia Pichard et Chloé Pastourel travaillent à une thèse de doctorat, ou portent un tel projet, en rapport avec la relation franco-américaine pendant la Grande Guerre – on nous permettra d’être assez pessimiste.

Amertume commémorative

Là est d’ailleurs sans doute la source du goût amer laissé par le centenaire du débarquement des Américains – le rembarquement semblant lui être condamné à l’oubli. D’une plume chirurgicale qui fait merveille, Sébastien Carney en dresse un portrait à charge, dénonçant un « leurre » qui se focalise sur des chiffres (le nombre d’Américains passés dans le port du Ponant, le nombre de victimes, la superficie du camp de Pontanézen…) « célébrés jusqu’à l’absurde » (p. 11). Et il est vrai que les distorsions mémorielles furent nombreuses en ce centenaire et Sébastien Carney d’enfoncer encore un peu plus le clou de la supercherie dans lequel le discours commémoratif a enfermé James Reese Europe : on joue en effet du ragtime en Bretagne… dès 1913 (p. 205). La situation est telle que pour le musicologue Philippe Gumplowicz, « dans l’échelle de la mémoire collective française et plus spécialement brestoise amener le jazz en France vaut davantage que le comportement héroïque d’une unité de mitrailleuses » (p. 63).

Carte postale. Collection particulière.

De manière fort stimulante et dans le sillage du reste de l’historien britannique Adam Tooze, Annette Becker remarque que « cent ans plus tard, on a parfois l’impression que c’est la naissance du siècle des Etats-Unis que l’on commémore plutôt que leur engagement dans la Grande Guerre » (p. 34). Sans doute discutable si l’on veut bien se rappeler de la place centrale occupée pendant la période 1917-1989 par la galaxie gravitant sur l’orbite de Moscou, le propos a néanmoins l’intérêt de rappeler que la puissance américaine est indissociable de sa dimension culturelle. Sans doute est-ce d’ailleurs ce puissant soft power qui autorise ces fâcheuses distorsions mémorielles relatives au jazz, mais aussi au basketball.

Variations spatiales

Celles-ci demeurent d’autant plus problématiques aux yeux de l’historien que les pistes de recherches sur ce champ encore trop peu exploité sont nombreuses. C’est d’ailleurs ce que souligne ce volume en invitant, incidemment, à multiplier les comparaisons entre les territoires et à varier les échelles : au sein de la Bretagne, de l’hexagone, mais aussi en comparant ces espaces avec ce qui se passe en Grande-Bretagne ou en Islande, puisque les Doughboys y furent aussi, on l’oublie trop souvent, nombreux pendant la Grande Guerre afin d’y sécuriser les liaisons transatlantiques. Autrement dit, c’est bien la question d’éventuelles spécificités bretonnes qui doit être interrogée.

Tel ainsi le cas de l’horreur ressentie par les Américains devant les conditions d’hygiène régnant alors en Bretagne, question qui fait l’objet de quelques remarques de Yann Lagadec (p. 47 notamment) et d’une communication à part entière de Jean-Marie Kowalski (p. 91-105). Ce regard appelle quelques réflexions tant il n’est pas certain qu’il ne relève pas, au moins pour partie, d’une représentation construite de l’altérité, celle-ci étant bien souvent consubstantielle à la saleté. En effet, quand on veut bien se rappeler la réalité des fermes du fin fond du Kansas ou du Wyoming des années 1910, il y a sans doute lieu d’objectiver cette subjectivité et de rappeler que les conditions d’hygiène du Middle-West ne sont pas vraiment celles des beaux quartiers de New York ou de Boston. Après tout, « les magazines américains La France et The New France, mensuels des relations franco-américaines dans lesquels écrivent parfois Anatole Le Braz et Julien Lemordant, vendent à leurs lecteurs d’outre-Atlantique l’image d’une Bretagne amidonnée dans ses coiffes, et pétrifiées dans ses calvaires » (p. 191) et sans doute y aurait-il là, en fin de compte, un juste retour de bâton. Par ailleurs, il y aurait lieu de se demander si l’urbanisme des villes bretonnes n’a pas aussi, pour partie au moins, joué dans le développement de cette grille de lecture. En effet, à la différence de Brest, Saint-Nazaire est en 1914 une ville relativement nouvelle et il est possible que les rues à angle-droit pensées au XIXe siècle dans une intention hygiéniste évidente puissent influer sur les représentations. Quiconque connaît en effet l’histoire de la présence américaine dans le port de l’estuaire de la Loire est frappé par la différence qui semble exister avec Brest. Certes, comme dans le port du Ponant, la question de l’approvisionnement en eau y est des plus sensibles, obligeant le corps expéditionnaire à d’importants travaux d’infrastructure (p. 99 et suivantes). Mais la question de l’hygiène y parait toutefois moins aigue que dans le Finistère, constat qui peut aussi résulter d’un impact probablement moindre de la grippe espagnole (p. 94-98), ou tout du moins beaucoup moins visible dans les archives. C’est en tout cas là une hypothèse qui mériterait, sans doute, d’être débattue.

Le camp de Pontanezen. Archives municipales de Brest.

Bien des points restent ainsi à affiner à propos de la présence du corps expéditionnaire américain en Bretagne, y compris dans ce que les relations avec la population civile peuvent avoir de plus exécrables. Reprenant la démarche initiée par Yves-Henri Nouailhat dans les années 1970 à propos de Saint-Nazaire2, Hugues Courant épluche la presse finistérienne pour traquer les fait divers impliquant des Doughboys et postuler, à partir de là, une dégradation des relations franco-américaines (p. 85 et suivantes). Comme à Saint-Nazaire, les journaux locaux permettent d’entrevoir une population interlope, entre prostituées, commerçants ambulants et enfants errant et mendiant dans le sillage de ces Américains (p. 77) indissociables des stéréotypes d’avant-guerre les associant à des cow-boys et à des chercheurs d’or, donc à des hommes riches3. Mais ce constat appelle deux réflexions. En premier lieu, s’il fait à peu près aucun doute qu’on observe la même chose dans les environs de Bordeaux et La Rochelle, autre grands ports de débarquements américains en France, ainsi qu’à Chaumont, siège du quartier-général du général Pershing, qu’en est-il en Grande-Bretagne et en Islande ? En second lieu, on nous permettra d’évoquer l’idée d’une mise en perspective de l’argumentation d’Hugues Courant selon laquelle la presse est un bon révélateur de la chronologie de la dégradation des relations franco-américaine, temporalité qui pose le 11 novembre 1918 en véritable césure. On sait que prostitution et rapine constituent des clichés associés de tous temps aux ports et il n’est pas certain que cela soit des maux uniquement imputables aux Doughboys. De plus, quand on veut bien se rappeler la surveillance dont les journaux font l’objet à l’époque, Anastasie veillant sans trêve, il y a lieu de se demander si les journaux ne sont pas le témoin, plutôt que de l’augmentation de conduites délictueuses, d’une libération de la parole. Autrement dit, si la presse est un révélateur de la dégradation des relations franco-américaines, c’est peut-être moins par la fréquence accrue des débordements imputés aux Doughboys que par le fait que ceux-ci tendent progressivement à être rendus publics, ce qui n’était pas nécessairement le cas dans les premiers mois de l’implication de l’Oncle Sam dans le conflit. La réalité anthropologique des armées en campagne étant ce qu’elle est, on nous permettra d’inviter à une réévaluation de cette question.

De la même manière, l’histoire politique locale de la relation franco-américaine reste largement à écrire, ce dans une optique comparatiste. L’article qu’Alain Lemoigne consacre aux rapports que les syndicats brestois entretiennent avec les Américains est d’autant plus intéressant qu’il décrit une réalité bien différente de celle qui peut prévaloir à Saint-Nazaire. En effet, là où Henri Gauthier tient parfaitement ses troupes, on observe dans le port du Ponant des oppositions à l’adoption du taylorisme (p. 113) et même quelques éléments zimmerwaldiens réclamer en 1918 la paix (p. 115). Du point de vue de l’histoire d’une certaine branche du mouvement ouvrier, c’est donc bien sur le mode d’une répulsion que doit être analysée cette relation franco-américaine. Là est du reste une position très minoritaire comme en attestent les milliers de courriers envoyés par des Français à Woodrow Wilson, président auréolé d’une popularité qui n’est pas, rétrospectivement, sans rappeler l’Obamania ayant entouré le 44e locataire de la Maison Blanche. Parmi ces 3 600 lettres (p. 131), moins de 70 proviennent de Bretagne (p. 134) mais certaines disent combien le wilsonisme influence le mouvement breton (p. 142) : les quelques échanges entre Camille Le Mercier d’Erm, Joseph Jacob et le Président américain invitent à cet égard à de nombreux approfondissements.

13 décembre 1918: arrivée du président Woodrow Wilson à Brest. New York Public Library: 98927.

On le voit, les distorsions mémorielles liées aux commémorations du centenaire de la participation américaine à la Première Guerre mondiale sont aussi nombreuses que les pistes qu’offre ce terrain pour la recherche à venir. Sans doute y a-t-il du reste une relation de cause à effet. La nature a en effet horreur du vide et quand les historiens désertent, ce sont bien les promoteurs de mémoire qui investissent le terrain. Il nous parait donc d’autant plus urgent d’investir massivement ce champ que le pays dont il est question n’est pas non plus n’importe lequel…

Erwan LE GALL

CARNEY, Sébastien (dir.), 1917-1919 Brest ville américaine ?, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018.

 

 

 

 

 

 

1 CARNEY, Sébastien (dir.), 1917-1919 Brest ville américaine ?, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 NOUILHAT, Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, 1917-1919, Paris, Les Belles-Lettres, 1972.

3 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à  LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.