La France vue par ses villages et par Jean-Pierre Rioux

Le voyage auquel nous convie le célèbre historien Jean-Pierre Rioux avec son dernier ouvrage est autant une invitation à parcourir les campagnes françaises qu’une déambulation dans ce que l’historiographie du monde rural a pu produire de meilleur1. Véritable livre choral, cette histoire de France par ses villages est un exercice de style : cinq grandes parties du Moyen-Âge à nos jours qui se décomposent en chapitres qui sont autant d’escales, à travers une enquête ayant fait date, dans une localité hexagonale. Dans ce panorama, la Bretagne tient évidemment une place à part entière, ne serait-ce que par l’enquête qui est menée à Plozévet à partir des années 1960 (p. 233 et suivantes). Nous y reviendrons. De Montaillou, village occitan et terrain de l’un des plus célèbres ouvrages d’Emmanuel Le Roy Ladurie (p. 23 et suivantes), à Brère-Allichamps, commune du Berry si représentative de ces marges hexagonales caractéristiques de la France du XXIe siècle (p. 299 et suivantes), Jean-Pierre Rioux nous livre d’une certaine manière une histoire de la déruralisation française.

Carte postale. Collection particulière.

Car lorsque le 22 septembre 1900 le Président du Conseil invite aux Tuileries les 36 000 maires de France, c’est bien une assemblée éminemment rurale qui se presse pour un gargantuesque banquet (p. 138). C’est d’ailleurs ce qui fait écrire à Jean-Pierre Rioux, avec une plume dont l’acidité ne manquera pas de susciter quelques réactions : « Et pourtant, la France sent encore très fort la bouse et les beaux esprits ne se privent pas de rappeler avec force détails horrifiques combien cette puissance rurale reste mal dégrossie, cantonnée et disparate, avec ses patoisants édentés, ses communautés crasseuses, ses besogneux taiseux et ses anciens croquants entrant à reculons dans l’âge de la Science et du Progrès » (p. 141). Le pays qui est décrit dans cet ouvrage est un espace qui semble marcher tout d’un seul vers une modernité quasi positiviste, lutte des modernes contre l’archaïsme bien symbolisée à en croire Jean-Pierre Rioux par la visite du Président de la République en Bretagne en 1896 (p. 150), cette même péninsule armoricaine qui érige quelques années plus tard, à l’initiative notamment de l’iconoclaste Gustave de Kerguézec, une statue en l’honneur d’Ernest Renan.

Toutefois, la réalité est sans doute plus complexe. Il ne faudrait ainsi pas oublier que ce monument n’est pas sans susciter de nombreuses répliques, y compris en pierre. De  surcroît, c’est également à cette époque que, comme pour illustrer le paradigme des derniers forgé par l’anthropologue Daniel Fabre, quelques acteurs se mobilisent pour conserver les traces d’une civilisation rurale dont on voit bien qu’elle est en train de disparaître : parmi de nombreux noms se rapportant à la Bretagne, mentionnons Théodore Hersart de la Villemarqué, François Luzel, Anatole Le Braz et toutes cette génération de folkloristes. Pour Jean-Pierre Rioux, ce mouvement est incarné par le petit village de La Fromentière, commune vendéenne qui sert de décor à La Terre qui meurt de René Bazin et qui, par bien des égards, préfigure toute cette Bretagne-sud imprégnée de chouannerie (p. 183 et suivantes) . Missillac en Loire-Inférieure, où s’appliquent si difficilement les lois Ferry, ou Quiberon, où l’érection de Lazare Hoche provoque de vives réactions, en sont de bons exemples. Ce qui se donne à voir sur le temps long est une ruralité qui n’est pas sans se laisser séduire par les sirènes Dorgéristes (p. 204) et qui doit, en certains endroits, attendre jusqu’aux années 1950 pour accéder à des éléments de confort aussi élémentaires que l’électricité (p. 205).

Mais la relégation n’est pas définitive et l’enquête menée à Plozevet à partir du début des années 1960 (p. 239) en témoigne puisque la « métamorphose » (p. 233) dont il s’agit ici est bien celle de « la fin des paysans » (p. 235). Certes, les réseaux agricoles sont toujours très importants et la JAC forme des leaders comme Bernard Lambert qui ont un rôle décisif dans cette modernisation des campagnes3. Mais si Jean-Pierre Rioux concède l’importance des élites locales dans ce mouvement, et à Plozévet c’est bien la dynastie politique fondée par Georges le Bail qui ici tient le haut du pavé, il tient à réinsérer cette dynamique dans un flux plus large, autrement dit dans cette « croissance générale de l’économie française qui fut la vraie cause de la métamorphose de la commune » (p. 244). Autrement dit, l’impact de l’action menée par Joseph Martray et ses compagnons du CELIB serait quasiment nul.

Plozévet: la plage du Gored. Carte postale. Collection particulière.

Sous couvert d’une paisible synthèse pour honnêtes gens, Jean-Pierre Rioux livre un essai enlevé, texte jalonné de prises de positions qui risquent de faire grincer bien des dents. Ainsi, on aura du mal à masquer notre perplexité quand l’auteur affirme que « jamais jusqu’en 1914 il ne fut question de décentraliser, de s’affranchir des liens de la hiérarchie, ou des règles de la subordination administrative ; de considérer qu’un maire, même tenté d’expérimenter dans sa commune un radicalisme, un socialisme ou un christianisme social venu des villes, ne fût pas aussi un agent de l’autorité centrale » (p. 153). Récemment, Olivier Grenouilleau a montré comment le régionalisme apparait au XIXe siècle comme un moyen de contrecarrer le centralisme hérité de la Révolution française4, réalité dont témoigne bien en Bretagne le marquis Régis de L’Estourbeillon. Dès lors, il y a tout lieu de se demander si à force de trop vouloir synthétiser, on ne se prive pas de singulières et éminemment signifiantes nuances.

Erwan LE GALL

RIOUX, Jean-Pierre, Nos villages. Au cœur de l’histoire des Français, Paris, Tallandier, 2019.

 

 

 

 

 

1 RIOUX, Jean-Pierre, Nos villages. Au cœur de l’histoire des Français, Paris, Tallandier, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette question on renverra à Evanno, Yves-Marie et Rospabe, Yves, Chouannerie(s) en Morbihan, Vannes, Archives départementales du Morbihan, 2015 et EVANNO, Yves-Marie, « Le Morbihan contre le Front populaire ? », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C'était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 78-101.

3 Sur cette question on pourra se rapporter à WYNANDS, Marie-Pierre, « Vie et mort de la démocratie chrétienne en campagne », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (Dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 96-115.

4 GRENOUILLEAU, Olivier, Nos Petites patries. Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019.