La Bretagne selon Etienne Clémentel : une « alliance intime » entre Rennes et Nantes ?

C’est une drôle de polémique qu’expose dans son édition du 18 avril 1919 le quotidien breton L’Ouest-Eclair : Jean Tréhu, fabricant de chaussures et président de la chambre de commerce de Fougères, se défend de préférer le rattachement de cette institution à la chambre régionale de commerce de Nantes plutôt qu’à celle de Rennes1. Ce faisant, il s’inscrit en faux contre des propos prêtés au président de cette dernière, l’imprimeur Charles Oberthür et offre, par la même occasion, une formidable source à l’historien qui souhaite réfléchir sur l’histoire de la géographie bretonne.

Etienne Clémentel (1917). Gallica / Bibliothèque nationale de France: Agence Meurisse MEU 61540-66561.

Cet échange s’inscrit dans un contexte bien particulier, celui d’une sortie de guerre indissociable du retour à une économie de paix, transition qui sous-tend une réorganisation en profondeur. Celle-ci se matérialise par la création d’une nouvelle entité : le groupement économique régional. Au nombre de 17 et regroupant 149 Chambres de commerce, ces groupements sont institués par deux arrêtés ministériels pris les 5 et 12 avril 1919 et sont bientôt surnommés « régions Clémentel », du nom de leur promoteur, le ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes. Etienne Clémentel joue en effet un rôle essentiel dans cette réforme et si celle-ci aboutit c’est indéniablement du fait du poids politique de cet Auvergnat : maire de Riom, il conserve son portefeuille ministériel de 1915 à 1920, survivant à la chute du cabinet Painlevé et au retour au pouvoir du Tigre Clemenceau. Pour autant, les « régions Clémentel » ne relèvent pas d’une génération spontanée.

Au contraire, cette réforme apparaît comme la traduction concrète des débats d'avant-guerre portés notamment par les militants de la Fédération régionaliste française (FRF). La séquence 1914-1918 s’avère à cet égard décisive du fait de la part sans cesse plus importante prise par l’Etat dans l’effort de guerre : à la fois principal client (puisqu’il commande les armes et le matériel nécessaire aux troupes) et patron (par l’intermédiaire des arsenaux et autres usines qu'il contrôle), il est aussi celui qui fournit la main d’œuvre en prélevant dans les rangs tel ou tel spécialiste jugé « indispensable ». Dans ce cadre, il est un échelon qui ne tarde pas à gagner en importance, celui de la région militaire. Il apparaît en effet alors comme le seul intermédiaire possible entre le département, cadre jugé trop étroit, et la Nation2.

Reprenant les propos de Charles Oberthür, L’Ouest-Eclair résume parfaitement l’esprit de la réforme voulue par Etienne Clémentel. Ainsi, « au lieu de ce que ces Messieurs les délégués du ministre appelaient une poussière de Chambre de Commerce », il s’est agi de faire en sorte qu’il « y eut partout une force plus compacte, à pouvoir et à ressources plus étendus, régionaliste, au lieu d’être comme aujourd’hui particulariste à un certain nombre de circonscriptions définies »3. S’il peut surprendre, l’emploi du terme « régionaliste » ne doit ici pas surprendre. Il est en effet moins question dans ces lignes de sentiment d’appartenance ou de communauté affective et culturelle que d’association dans le but de préserver des intérêts communs, en l’occurrence économique. C’est donc bien de « régionalisme fonctionnel » dont il s’agit ici, pour reprendre les termes du politologue Jean-Louis Quermonne4, comme pourra par exemple l’incarner après la Seconde Guerre mondiale l’aventure du CELIB de Joseph Martray.

Carte postale émise par les chambres de commerce de Rennes et Saint-Malo. Collection particulière.

Pour autant, malgré la nature très « technique » de ce régionalisme, force est de constater que les chambres de commerce de Rennes et Nantes ne fusionnent pas dans un seul et même ensemble, et paraissent du reste ne jamais en nourrir l’idée. Mieux, on semble en rester au stade de « l’alliance intime » entre les deux pôles économiques5. Pourtant, l’enjeu, à en croire L’Ouest-Eclair, est de taille pour la péninsule armoricaine : réaliser « le programme de navigation fluviale Saint-Malo à Saint-Nazaire par Rennes et Redon », un dossier présenté comme étant « indispensable pour la prospérité commerciale de la région bretonne »6. Néanmoins rien n’y fait : Rennes règne sur l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Finistère tandis que Nantes rayonne sur la Loire-Inférieure et le Morbihan, découpant la Bretagne en deux sphères d’influences distinctes. Une réalité qui n’est, du coup, pas sans faire penser au régionalisme fonctionnel soutenant la loi du 19 avril 1941, fameux texte « détachant » Nantes du reste de la Bretagne. La création des « régions Clémentel » au lendemain de la Grande Guerre rappelle que cette réalité n’est pas sans antécédents.

Erwan LE GALL

 

 

1 « Le groupement des Chambres de commerce », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7197, 18 avril 1919, p. 4.

2 Pour de plus amples développements se rapporter à GRENOUILLEAU, Olivier, Nos Petites patries. Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019, p. 167-168.

3 « Le groupement des Chambres de commerce », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7189, 10 avril 1919, p. 3.

4 QUERMONNE, Jean-Louis, « Vers un régionalisme fonctionnel ? », Revue française de science politique, 13e année, n°4, 1963, p. 849-876.

5 « Le groupement des Chambres de commerce », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7189, 10 avril 1919, p. 3.

6 « Le groupement des Chambres de commerce », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7189, 10 avril 1919, p. 3