Les gabarriers de la Penzé

Lorsque l’on songe aux axes navigables de la Bretagne intérieure, le premier réflexe est de penser au canal de Nantes à Brest, gigantesque ouvrage d’art construit à l’origine pour contourner le blocus britannique sur la péninsule armoricaine. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, nombreux sont les cours d’eau assurant l’interconnexion entre Armor et Argoat. Tel est ainsi le cas de la Penzé, rivière qui prolonge jusqu’au bourg du même nom l’aber du fond de la baie de Morlaix dont l’entrée est marquée d’une part par le bourg de Carentec, d’autre part par le célèbre cairn de Barnenez. Plus que d’une voie navigable, c’est en réalité d’un véritable flux de transport de marchandises dont il s’agit ici.

Carte postale. Collection particulière.

C’est d’ailleurs tout l’art de l’architecture navale que de savoir composer avec la multitude de contraintes qu’impose un tel environnement. Sur le plan géophysique tout d’abord : la Penzé est en effet un cours d’eau de modeste ampleur et, de surcroît, de faible profondeur. S’étirant sur près de 40 kilomètres, il peut être très étroit : seulement 5 mètres de large en certaines sections. A cela s’ajoutent des impératifs d’ordre économique : pour être rentable, un navire doit pouvoir être manœuvré par un équipage des plus réduits, voire un homme seul, puisque la topographie ne permet pas d’envisager la navigation de bâtiments de grande taille. Toutes ces contraintes ont accouché d’une véritable merveille d’ingéniosité, la gabarre, bateau traditionnel destiné au transport de marchandises et dont le nom en breton – « gobara » – dit bien l’intention : « gouverner un bateau avec le même aviron et un homme seul à la manœuvre »1. En conséquence, les gabares qui naviguent sur la Penzé sont de taille relativement modeste – une dizaine de tonneaux en général et jusqu’à 50 d’après certaines sources – et manœuvrées par des équipages réduits : le plus souvent un patron accompagné d’un matelot et d’un mousse.

Les hommes à la tête de ces bâtiments – sans surprise, on ne recense pas de femmes dans ce dur métier – sont des gabariers et n’ont rien de marins d’eau douce même s’ils fréquentent des parages qui sont sans commune mesure avec ceux qui accueillent l’épopée de la grande pêche, sur les bancs de Terre-neuve ou en Islande. En effet, si la Penzé est un cours d’eau intérieur, la rivière est assujettie aux marées, ce qui ajoute une contrainte supplémentaire à la navigation. L’une des destinations finales du traffic, le port de Penzé, n’est accessible que deux fois par jour, à marée haute. Sans compter que les coefficients de marée et les surcotes entraînées par les conditions météorologiques peuvent rendre la manœuvre encore plus ardue…

Les gabarriers pratiquent le bornage, c’est-à-dire un cabotage de proximité, s’étendant jusqu’à quelques dizaines de miles nautiques au mieux. Ainsi, il n’est pas rare de voir des gabares de Penzé décharger sur l’île de Batz leurs cargaisons de bois de chauffage – notamment d’ajonc – ou de farine et repartir chargées de goémon ou de sable. On en retrouve également à Morlaix ou Roscoff, où elles peuvent aider au déchargement des fameux oignons vendus en Grande-Bretagne pas les Johnnies. Compte tenu de ce qui a pu être exposé plus haut, on ne s’étonnera donc pas de lire que le métier de gabarrier compte sans doute parmi les plus durs. Tout d’abord, ces marins sont astreints au rythme des marées ce qui signifie que la navigation, pour atteindre le port de Penzé, peut s’effectuer en pleine nuit lorsque la pleine mer l’exige. De surcroît, navire de transport, la gabarre n’est équipée d’aucun appareil de levage et c’est à la main qu’il faut décharger la cargaison transportée : des sacs de farine atteignant parfois les 100 kilogrammes et des fagots de bois tout aussi lourd.  Sans compter enfin les tonnes de goémon ou de sable… Et ceci doit s’effectuer rapidement car tout retard peut conduire à manquer la marée, donc une rotation et en conséquence du chiffre d’affaire.

Carte postale. Collection particulière.

Sans compter que les conditions climatiques peuvent parfois se révéler éprouvantes : froid, brouillard, vent ou pluie, rien n’arrête le trafic. Dès lors, comment s’étonner que les échouages ne soient pas rares, tout comme les hommes tombés à l’eau lors d’une manœuvre de chargement ou de déchargement ? Il n’est d’ailleurs pas rare de débusquer au fil de la rubrique des faits divers de la presse bretonne le triste destin d’un gabarrier mort noyé dans la Penzé…

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 Pour de plus amples développements on renverra à ROUALEC-QUERE, Jean, Hamon Saliou et les siens. Etude ethno-historique d’une famille de paysans du canton de Taulé (1877-1973), Mémoire de Master Civilisations, Cultures & Sociétés sous la direction de BLANCHARD, Nelly, Brest, Université de Bretagne Occidentale, 2018, p. 103 et suivantes.