Les goémoniers, « moissonneurs de la mer »

« Goémon, notre pain de mer, notre meilleure épave et la plus sûre. Béni sois-tu par la fourche et la faux […] », c’est par ces vers que débute un reportage, diffusé par l’ORTF en 1969, qui part à la découverte d’un métier emblématique de la Bretagne-Nord, et plus particulièrement du Léon côtier, celui de goémonier. En effet, loin des clichés assimilant les paysans de ce littoral à des pilleurs d’épaves, voire des naufrageurs, ils sont « vingt mille sur nos côtes, à vivre du goémon », d’après le quotidien L’Ouest-Eclair, en date du 31 octobre 1940.

Carte postale. Collection particulière.

Si le ramassage et la pêche du goémon ont longtemps constitué une activité économique de première importance pour les habitants du littoral léonard, c’est parce que ces algues servent à « fertiliser les terres » de cette grande région agricole, comme nous le raconte l’hebdomadaire agricole La Gazette du village en 1864 :

« Partout où il peut être employé, les terrains acquièrent une puissance végétative réellement prodigieuse : c’est grâce à cette algue que, sur les côtes de Roscoff et de Plougastel, les artichauts, les choux-fleurs et les asperges poussent en plein champ et fournissent des récoltes abondantes, même dans une saison rigoureuse. »

Si dans les mémoires, le goémonier est d’abord assimilé à un paysan, ou une paysanne qui ratisse  les algues rejetées par la mer sur la plage – le « goémon épave » –, il est loin de se limiter à cela. Il est aussi un « moissonneur de la mer », c'est-à-dire un inscrit maritime, surnommé « pigouyer », qui embarque, du printemps à l’automne, sur des bateaux pour aller récolter au large le « goémon de fond », constitué de laminaires. Ces navires « s’en vont aux îles ou exploitent, en vue des côtes, le tali, le laminaire le plus fort en iode ». Ce travail est dur :

« L’un des marins  coupe l’algue, au ras des crampons, avec un faucillon emmanché d’un bâton de 4 mètres de long, la guillotine ; l’autre hisse, avec un croc, les herbes qui se sont mises à flotter et il danse bientôt, jusqu’à la ceinture, dans ce foin odorant et visqueux. »

A la fin des années 1960, ces techniques n’ont que peu évoluées. Seul l’instrument de coupe, la guillotine, a laissé place au « scoubidou », qui est un « croc métallique avec un doigt qu’on tourne pour arracher le goémon au lieu de le couper ».

La décharge du goémon récolté en mer. Carte postale. Collection particulière.

Une fois la récolte effectuée, il reste encore à étaler le goémon sur les dunes environnantes, afin de le sécher. Un travail auquel participe souvent « toute la famille ». Le séchage du goémon est un art subtil car paradoxalement il craint l’humidité, notamment la rosée matinale. Au final, pour « dix tonnes [de goémon] étalées », on obtient « deux tonnes sèches ». Cette matière organique est ensuite brûlée, et « quand le feu tombe, on sort de la tranchée des galettes dures et couleur de pierre : ce sont les pains de soude qu’on livre aux usines ». La dernière étape de la transformation consiste à extraire l’iode de la soude. Au final, « il faut récolter 25 tonnes d’algues vives pour obtenir de 7 à 14 kilos d’iode ».

Au-delà de sa dureté, le métier de goémonier est dangereux, comme en témoignent les innombrables fait-divers dans les journaux bretons qui rapportent « les drames de la mer », comme ici le 29 avril 1939, avec le goémonier Françoise qui a vu son équipage « précipité à la mer » au large de Molène. Si deux marins ont pu être sauvé, le troisième, le « matelot Louis Calvez, 20 ans, […] de Plouguerneau » a disparu et son corps « n’a pu être retrouvé ».

A partir de l’entre-deux-guerres, l’avenir des goémoniers devient de plus en plus précaire. La cause principale réside dans le fait que

« depuis 1930, la Russie, les Indes Néerlandaises et les Etats-Unis tirent l’iode des résidus du raffinage du pétrole. Un procédé des moins onéreux, et l’iode s’avère de qualité supérieure. En trois ans, les cours tombèrent de 220 fr. Le kilo d’iode  à 35 fr. »

L’iode du Chili a également des conséquences lourdes et immédiates dans le Léon. En 1932, M. Le Hir, un inscrit maritime de 47 ans qui « a fait Dixmude et l’Yser », se lamente sur la fermeture de l’usine de la Compagnie Française de l’iode et de l’algine à L’Aber-Wrach : « oui, monsieur, avant nous pouvions vivre, maintenant nous sommes tous ruinés […] Nous autres, goémoniers,  nous n’avons pas à connaître les raisons de cette déconfiture ; tout de même, nous en sommes les victimes ».

Carte postale. Collection particulière.

Alors, peu à  peu, le métier de goémonier est déserté : « ils sont tous partis parce qu’ils n’arrivent pas à gagner leur croûte », raconte l’un des hommes interrogé en 1969. Lui, poursuit pourtant cette activité saisonnière en complément de l’exploitation d’une « petite ferme [avec] deux vaches et un cheval ». Une ferme bien dérisoire dans le contexte du « miracle agricole » breton qui voit se développer les GAEC, mais qui permet de palier aux mauvaises récoltes de goémon.

Pour autant, jamais la ressource que représentent les algues n’est totalement abandonnée. A la fin de ces mêmes années 1960, des expérimentations sont faites pour tenter de rendre plus rentable la « moisson d’algues », en transformant le goémonier en plongeur sous-marin. Mais plus surement, de nos jours, ce sont les besoins colossaux des industries agroalimentaires et cosmétiques qui permettent l’implantation d’une « ferme d’algues » sur une large partie du littoral du Léon et du Trégor.

Thomas PERRONO