Loti et l’invention de Paimpol : d’un roman comme source historique

A l’annonce de la mort de Pierre Loti, la presse bretonne, unanime, salue la disparition d’un véritable « historien » de la péninsule armoricaine. Un tel qualificatif n’est évidemment pas neutre et dit avant tout le succès phénoménal de Pêcheurs d’Islande, livre publié en 1886 et réédité à 261 reprises en 1905, de surcroît avec 14 traductions différentes1. Pour autant, cette affirmation n’est pas sans susciter une réelle interrogation chez celui ou celle qui s’intéresserait à Paimpol et, de manière générale, à l’épopée de la Grande pêche : ce roman est-il une source exploitable ?

Carte postale. Collection particulière.

Précisons en préambule que la question des liens entre histoire et littérature n’est aucunement neuve et qu’elle est, précisément, la source d’une abondante littérature. Il est vrai qu’il est parfois frustrant d’être prisonnier des archives et de ne pas disposer de la liberté du romancier. C’est le rapport à la vérité qu’interroge cette forme d’expression en distinguant œuvre de fiction ou non. On sait d’ailleurs que cette catégorisation n’est pas nécessairement pertinente, car trop restrictive, et l’on connait l’exemple de carnets qui, pour sembler parfaitement authentiques au premier regard, n’en finissent pas moins par amener à se demander, après une lecture plus scrupuleuse, quel en est le véritable auteur. C’est bien la stratégie de celui ou celle qui tient la plume qu’il faut en définitive questionner, l'écriture permettant par bien des égards de prolonger le combat. On est ainsi en droit de se demander s’il faut, ou non, croire les témoins.

Bien entendu, il n’est pas question de guerre dans Pêcheurs d’Islande, sinon de la véritable lutte que les hommes livrent aux éléments. La dimension quasi ethnographique du roman est indéniable et n’est d’ailleurs pas sans influencer un certain nombre d’artistes, à commencer  par le folkloriste Anatole Le Braz qui écrit en 1897 une Pâques d’Islande directement inspirée de l’œuvre de Pierre Loti. Mais on pourrait également mentionner l’homme de lettres Charles Le Goffic ou le compositeur Guy Ropartz. Pour travailler, Pierre Loti prend des notes à Paimpol et Ploubazlanec, se livrant en quelque sorte à un travail de collectage auprès des inscrits maritimes de la région. Il s’adresse également à un armateur, Louis Huchet de Guermeur, pour obtenir des renseignements à propos de la durée du jour pendant les périodes de campagne, le nombre de pardons, la couleur des robes des mariées et bien entendu les techniques de pêche2.

Même si Pierre Loti n’apprécie guère Emile Zola, force est de constater que Pêcheurs d’Islande est publié un an après Germinal et que le premier est à la Grande pêche ce que le second est à la mine : un révélateur littéraire pour le plus large public. Mais celui-ci est soumis au prisme éminemment déformant du regard du romancier et si l’œil de Loti est attiré par les costumes, les croyances et les rituels, il ne l’est pas par la question sociale. Ainsi, s’il se documente, comme on l’a vu plus haut, auprès d’un armateur, force est de constater que ce groupe social, pourtant essentiel dans l’économie de la Grande pêche, est absent de ce roman.

Carte postale. Collection particulière.

Là est bien ce qui distingue un Loti d’un Zola… Dans Pêcheurs d’Islande, il n’est jamais question des grands profits amassés par les armateurs tandis que les marins, pourtant indispensables au métier, gagnent des sommes relativement misérables, surtout au regard des dangers encourus. Leurs conditions de travail, exécrables, et le danger omniprésent, ne semblent pas intéresser outre mesure le romancier. D’ailleurs, c’est toute la conflictualité sociale et les diverses contraintes – économique bien entendu mais aussi policières avec des méthodes d’enrôlement qui n’ont parfois pas grand-chose à envier à la presse de l’époque moderne – qui s’exercent sur les plus humbles qui sont absentes de ce roman, le rendant par la force des choses particulièrement biaisé : comment en effet rendre compte du monde du travail sans s’intéresser aussi aux patrons, un objet d’histoire finalement peu étudié quand on veut bien se référer à l’abondante littérature relative au mouvement ouvrier ? On le voit, il faut se méfier en lisant Pêcheurs d’Islande et ne surtout pas prendre pour argent comptant tout ce que nous dit Loti. Pourtant, il serait sans doute hasardeux de jeter aux orties ce roman tant ce qu’il nous révèle d’un rapport exotique à la Bretagne est précieux. En effet, ce qui différencie Boulogne ou Dunkerque de Paimpol c’est, le regard que porte Loti au port breton. En cela, il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer qu’il invente Paimpol et son quasi-monopole, dans les représentations mentales, sur l’épopée de la Grande pêche.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 DUPONT, Jacques, « Préface »,  in LOTI, Pierre, Pêcheurs d’Islande, Paris, Gallimard, 1988, p. 7.

2 La réponse de Louis Huchet de Guermeur est publiée dans Ibid., p. 311-312.