Ce qu’Emile Lefaix a à nous apprendre

Derrière les fiches des morts pour la France patiemment indexées dans le cadre du défi 1 jour 1 poilu se cachent des centaines de milliers de destins brisés par la Première Guerre mondiale et probablement autant de passionnants terrains de recherche. Tel est par exemple le cas d’Emile Lefaix, simple soldat du 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo tué à l’ennemi le 1er mai 1917 à Prunay, localité qui soit dit en passant se situe dans la Marne et non dans la Meuse comme indiqué par erreur sur cette archive. A priori, tout semble anodin dans ce  parcours, sauf peut-être un âge assez avancé pour servir sous l’uniforme d’une unité d’active. Mais, en croisant les sources, on mesure rapidement combien l’approche micro-historique est nécessaire puisque les sources peuvent se révéler très trompeuses.

Carte postale. Collection particulière.

Pour saisir ce qu’Emile Lefaix a à nous apprendre, il faut impérativement se rapporter à sa fiche matricule de recrutement, consultable en ligne sur le site des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine1. A partir de cette archive, on peut dresser à gros traits le portrait de cet homme : cultivateur, il naît en Ille-et-Vilaine et conserve manifestement des attaches dans ce département puisque c’est à Poligné qu’est transcrit son acte de décès, soit à deux kilomètres environ de son lieu de naissance, Pancé. Tout semble indiquer un milieu modeste et rural. Ses parents affirment d’ailleurs exercer, lors de sa naissance le 18 février 1878, la profession de « laboureur » et de « cultivatrice »2. Pourtant, son parcours est sans doute plus flou, plus complexe que cela  puisque sa fiche matricule nous apprend qu’il est condamné le 23 décembre 1913 par le tribunal correctionnel de Chartres à 2 mois de prison pour vol. Autrement dit, derrière l’apparence trompeuse d’une forte stabilité géographique, c’est bien le destin d’un de ces innombrables ouvriers agricoles bretons émigrés dans les grandes fermes de la plaine de Beauce qui, ici, se donne à voir.

Autre détail intéressant, Emile Lefaix ne fait pas de service militaire. En effet, il est ajourné en 1899, 1900 et 1901 puis est versé dans les services auxiliaires au motif, bien vague il est vrai, d’une « faiblesse » de constitution. Comment conjugue-t-il cette apparence chétive avec les exigences d’un métier que l’on imagine bien volontiers éprouvant sur le plan physique ? Rien ne permet de le savoir, ce d’autant plus que la Grande Guerre d’Emile Lefaix ne suggère aucune incapacité de cet ordre, bien au contraire. En effet, comme de nombreux ajournés, il est ciblé à l’automne 1914 par la politique de récupération et est déclaré apte au service armé par la Commission spéciale de réforme de Chartres, en Eure-et-Loir, élément qui par ailleurs rappelle bien que la trajectoire de cet homme empreinte des voies parfois très éloignées de l’Ille-et-Vilaine.

Le parcours d’Emile Lefaix n’a alors rien d’exceptionnel. Non seulement la politique de récupération est un phénomène massif mais rien ne dit, compte tenu de son métier, qu’il souffre alors d’une constitution chétive et d’un manque de robustesse. En d’autres termes, Emile Lefaix n’est pas Joseph Le Guyader, autre récupéré du 47e RI. Conformément à son âge, il est d’ailleurs incorporé au 75e régiment d'infanterie territorial, une unité de pépères dont le dépôt est à Rennes et qui le 6 novembre 1915, date de son arrivée dans la zone des armées, tient des positions au nord-ouest de Reims, aux environs de Loivre. Malheureusement, on ne sait pas grand-chose de ces régiments qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas bénéficié des faveurs de l’historiographie. Le journal des marches et opérations de l’unité, consultable en ligne, est relativement laconique et il est difficile de se faire une idée du quotidien des hommes qui y servent. Tout juste pouvons-nous avancer l’idée qu’Emile Lefaix n’y est pas totalement en terrain inconnu et qu’il rencontre quelques « pays », à l’instar du soldat Clément Turquéty, évacué blessé à la tête par un éclat d’obus le 19 novembre 1915 et lui aussi originaire de Pancé, en Ille-et-Vilaine.

Carte postale. Collection particulière.

Gageons toutefois que la vie aux tranchées est éprouvante pour un homme de 37 ans tel qu’Emile Lefaix. Souffrant de bronchite, il est évacué le 16 mars 1916 et bénéficie d’un long mois de convalescence  en l’hôpital temporaire n°219bis de Pont-en-Royans dans l’Isère. Si rien ne permet d’en être certain, il y a toutefois fort à parier que l’endroit n’est pas choisi au hasard tant l’air de la montagne est réputé être bénéfique aux personnes souffrant de problèmes pulmonaires. D’ailleurs, visiblement remis sur pied, Emile Lefaix achève sa convalescence par sept jours de permission après avoir transité par Grenoble.

Débute alors une période de flou qui pose bien des questions à l’historien, interrogations à laquelle il est très difficile de répondre. La première concerne le lieu où Emile Lefaix passe sa permission de 7 jours. Retourne-t-il en Ille-et-Vilaine où passe-t-il sa semaine en Eure-et-Loir, ce qui témoignerait d’une installation devant se comprendre dans une certaine durée ? Rien ne permet de le savoir. Pourtant, il est à peu près certain que l’autorité militaire la lui a posée. En effet, parti le 3 mai 1916, il était censé retrouver son cantonnement le 10. Bien entendu, les difficultés de transports et quelques largesses prises par les poilus avec les règlements conduisent à de nombreux retards et l’armée elle-même, qui n’est pas sans l’ignorer, ferme bien souvent les yeux. Mais dans certaines limites toutefois. Or, le 17 mai 1916, Emile Lefaix n’est toujours pas revenu dans les rangs et est en conséquence déclaré déserteur. Que se passe-t-il jusqu’au 4 juin 1916 ? La fiche matricule ne permet pas de le savoir mais c’est ce jour qu’il rentre « volontairement » au 75e RIT.

L’affaire n’en reste pas là et le soldat de 2e classe est traduit le 27 juillet 1916, soit près de deux mois après son retour, devant un Conseil de guerre qui le condamne à 6 mois de prison pour « désertion à l’intérieur en temps de guerre ». Là encore, difficile d’en savoir plus. La fiche matricule indique qu’il est condamné par le Conseil de guerre de la 10e région militaire siégeant à Rennes, le même qui dix ans auparavant juge trois officiers du 47e RI ayant refusé d’obtempérer aux ordres de l’autorité civile dans le cadre des inventaires des biens de l’Eglise. Malheureusement, L’Ouest-Eclair qui rend régulièrement compte des séances du Conseil de guerre n’évoque pas cette affaire dans son édition du 28 juillet 1916, ni dans les suivantes du reste. Quelles sont alors les motivations d’Emile Lefaix ? Pourquoi est-il rentré aussi tardivement dans les rangs ? Faut-il y voir un « refus de guerre », pour reprendre l’expression de l’historien A. Loez3, en cette année 1916 que l’on sait particulièrement lourde, plombée par les batailles de Verdun puis de la Somme où, bien des fois, les régiments bretons sont aux premières loges ? Nul document à notre connaissance ne permet de l’affirmer même si l’hypothèse, à l’évidence, est séduisante.

De la même manière, peut-on considérer la réaffectation, le 1er août 1916, d’Emile Lefaix dans une unité d’active, en l’occurrence le 47e RI de Saint-Malo et ce en dépit de son âge, comme une sorte de mutation-sanction ? Là encore, il est bien difficile d’être catégorique même si, à l’évidence, l’autorité militaire n’entend pas se priver d’un poilu en le condamnant à plusieurs mois de prison alors que la pression démographique sur les rangs est considérable. Enfin, comment réagit Emile Lefaix lui-même à ce retour en ligne, le 17 avril 1917 ? En l’absence de témoignage, il est impossible de trancher cette question.

Or celle-ci est réellement épineuse car si le parcours judiciaire d’Emile Lefaix suggère un refus de guerre, la suite de sa campagne semble prouver le contraire. En effet,  ce soldat de 2e classe est cité à l’ordre du régiment le 6 mai 1917, distinction portant attribution de la Croix de guerre :

« Excellent soldat brave et dévoué. Le 30 avril 1917, s’est vaillamment porté à l’assaut d’une position ennemie fortement organisée. Pendant les jours suivants a donné de nouvelles preuves de courage et de sang-froid en travaillant dans les conditions les plus périlleuses à l’organisation du terrain conquis. »

Carte postale. Collection particulière.

Dès lors, que faut-il penser ? Emile Lefaix témoigne-t-il des fatigues d’une société française de plus en plus réticente à l’effort de guerre où est-il au contraire un poilu qui suggère, malgré un mois d’égarement, un consentement sans cesse renouvelé au conflit ? Contrairement aux apparences, cette citation à l’ordre ne permet aucunement de le savoir. En effet, le soldat de 2e classe Lefaix est tué à l’ennemi le 1er mai 1917 à 7h15 du matin. Il n’ a donc, sauf intervention surnaturelle qu’il ne nous est pas permis d’envisager ici, pas pu travailler pendant plusieurs jours après le 30 avril 1917 à « l’organisation du terrain conquis ». Pour l’historien, si le mystère demeure entier, un cas tel que celui-ci rappelle toute la complexité de la Grande Guerre en tant que terrain d’enquête, les sources pouvant s’avérer piégeuses et parfois même authentiquement fausses.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 Arch. dép. I&V : 1 R 1877.1914.

2 Arch. dép. I&V : 10 NUM 35212 557.

3 LOEZ, André, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins. Paris, Gallimard, 2010.