Le charbon : une source d’énergie au cœur de la guerre totale

Nous avons déjà souligné en ces mêmes colonnes combien l’historiographie de la Première Guerre mondiale en Bretagne manque d’études portant sur ce qui relève du nerf du conflit, à savoir l’argent et notamment le système bancaire dans la péninsule armoricaine. Il existe pourtant une autre ressource essentielle à l’effort de guerre qui relève encore, au niveau régional, d’un certain angle mort de la connaissance : le charbon. En effet, sans houille, non seulement les familles ne peuvent pas se chauffer – or on sait l’hiver 1917-1918 particulièrement rigoureux – mais les usines reconverties en centres de production d’armements et de munitions ne peuvent pas fonctionner. C’est dire s’il s’agit là d’un produit particulièrement stratégique.

Carte postale. Collection particuière.

Soutenue en 2012, la thèse de Pierre Chancerel montre parfaitement combien le charbon contribue au processus de totalisation de la Grande Guerre par un phénomène de vases communicants1. La France, qui a toujours été très dépendante de l’étranger pour son ravitaillement en houille, l’est d’autant plus à partir de 1914 que la stabilisation du front rejette mécaniquement de l’autre côté du no man’s land les riches gisements du nord et de l’est. L’équation est donc simple : si Paris veut poursuivre le combat, alors elle doit pouvoir avoir accès à la production britannique – et notamment galloise – ce qui a deux conséquences directes. En premier lieu, ceci montre combien la sécurisation du transport maritime, et donc la lutte implacable contre les sous-marins allemands, est chose essentielle. Deuxièmement, et proximité géographique oblige, cette dépendance vis-à-vis du Pays de Galles souligne l’importance stratégique des ports de la péninsule armoricaine, et notamment de Saint-Nazaire, ville spécialisée depuis longtemps dans le commerce de la houille.2

Dans l’estuaire de la Loire, une personne mieux que quiconque dit l’importance cruciale du charbon : Louis Brichaux. Au départ simple importateur charbonnier, ce redoutable homme d’affaire gravit les cercles du pouvoir aussi vite qu’il diversifie ses activités, toutefois toujours centrées autour de la houille : importation de la matière première mais aussi transformation et commercialisation, il maîtrise toute la filière. Mieux, en tant que président de la Chambre de commerce de Saint-Nazaire, il dirige le port dont il est l’un des principaux usagers puisqu’à la tête de la Compagnie des vapeurs charbonniers qu’il fonde en 1911. Comment dès lors s’étonner qu’il devienne maire de la ville en 1909 ?

Or ce mélange des genres n’est pas sans poser un certain nombre de questions, y compris aux contemporains qui commencent d’ailleurs à s’en inquiéter. En effet, comment analyser les décisions de Louis Brichaux et, plus encore, de qui reflètent-elles les choix ? Du maire soucieux de l’intérêt de ses administrés ? Du Président de la Chambre de commerce défendant l’économie locale ou du chef d’entreprise privilégiant ses propres gains ? A une époque où la notion de conflit d’intérêt n’est pas, comme aujourd’hui, entrée dans les mœurs, ces multiples casquettes disent bien entendu le processus de totalisation en cours de ce conflit, guerre qui pénètre le moindre recoin de l’espace social.

Une mine de charbon au Pays de Galles (1911). National Museum Wales: 70.45I/3.

Mais cette logique n’est pas sans limites et, plus encore, mouvements inverses. Ces forces, qui nous paraissent relever d’un « processus de détotalisation », sont bien entendu, d’un strict point de vue statistique, quantité négligeable. Si elles avaient été majoritaires, alors la guerre aurait immédiatement cessé, faute de combattants si on ose dire. Mais il n’en demeure pas moins que certains comportements interrogent, rappelant que, contrairement à ce que l’on peut trop souvent lire, l’effort de guerre ne prime pas tout. Pour ne citer qu’un exemple, quid des marins qui refusent d’embarquer sur les navires charbonniers assurant la liaison entre Saint-Nazaire et le Pays de Galles pour ramener le combustible si nécessaire à l’effort de guerre ? Entre crainte des sous-marins allemands et salaire jugé pas assez important, ils rappellent que le conflit ne fait pas disparaitre les intérêts particuliers et que ceux-ci peuvent même, à l’occasion, prendre le dessus sur l’impératif patriotique.

Erwan LE GALL

 

 

1 CHANCEREL, Pierre, « Le marché du charbon en France pendant la Première Guerre mondiale (1914-1921) », thèse d’histoire contemporaine sous la direction LESCURE, Michel, Paris, Université Paris 10, 2012.

2 Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 159-163.