Comprendre la Collaboration en dehors des logiques partisanes

 

 

Le 31 octobre 1940, de nombreux lecteurs découvrent, dans la presse du jour, la transcription intégrale du discours prononcé la veille par le maréchal Pétain. Moins d’une semaine après sa rencontre avec Adolf Hitler à Montoire, le 24 octobre, le chef du gouvernement s’adresse aux Français pour donner, « à ce sujet, quelques explications ». Il précise :

« C'est librement que je me suis rendu à l'invitation du Führer. Je n'ai subi, de sa part, aucun diktat, aucune pression. Une collaboration a été proposée entre nos deux pays. J’en ai accepté le principe. […] C’est dans l’honneur et pour maintenir l’unité française, une unité de dix siècles dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen, que j’entre aujourd’hui dans la voie de la Collaboration. »1

Lorsqu’il prononce ces quelques mots, Philippe Pétain ignore certainement qu’il va durablement doter le terme « collaboration » d’une connotation péjorative. Entrée dans le langage courant, l’apocope « collabo » désigne encore de nos jours un individu se compromettant auprès d’une puissance considérée comme ennemie.

La poignée de main de Montoire, le 24 octobre 1940. Wikicommons.

Il faut dire que depuis plus d’un demi-siècle, la Seconde Guerre mondiale passionne les Français. Il ne se passe probablement pas un mois « sans qu’un article, un ouvrage, un travail universitaire, voire un film – documentaire ou fiction – aient comme sujet, comme prétexte ou comme décor ce que l’on continue à nommer les années noires » comme le rappellent les historiens François Broche et Jean-François Muracciole2. Ces derniers valident d’ailleurs leur propos en publiant eux-mêmes, chez Tallandier, une nouvelle Histoire de la Collaboration. Avec plus de 600 pages, l’ouvrage n’est pas seulement une publication parmi les autres, il est bien plus. En effet, alors que les logiques partisanes parasitent trop souvent la compréhension de la période, ce type d’ouvrage, complet et accessible au grand public, permet de réinterroger l’Occupation à partir des conclusions émises par les recherches les plus récentes3.  

Des comportements collectifs en question

Dès les premières pages de l’ouvrage, les auteurs rappellent, à juste titre, que « trois quarts de siècle après l’effondrement de 1940 », la Collaboration demeure « le plus délicat des problèmes posés par la défaite et la division de la France » (p. 13). Si les Français ont encore du mal à assumer ce « passé qui ne passe pas », les divergences à ce sujet tiennent également au fait que la Collaboration est « un concept générique, flou, que l’on a, dès la Libération, chargé d’une mission impossible, consistant à ranger sous une étiquette commune des Français d’origines, de motivations et de conduites très différentes, souvent contradictoires » (p. 13). Cette précision n’est pas sans rappeler une formule similaire écrite il y a quelques années par J. Jackson. L’historien britannique insistait alors sur le fait que « l’histoire de l’Occupation ne doit pas être écrite en noir et blanc, mais utiliser toutes les nuances de gris », indiquant qu’il existait aussi bien des résistants pétainistes et antisémites, que des pétainistes pro-britanniques, pro-juifs et anti-allemands4. Cette multiplicité des destins a d’ailleurs été l’objet d’un formidable ouvrage collectif dirigé en 2015 par François Marcot et Pierre Laborie. Le regretté historien y affirmait que,

«  Quoi qu’il en soit, aucune approche ne peut prétendre aboutir à une grille de lecture qui vaudrait pour tout, partout et à tout moment. Indispensables comme outils, les essais de modélisation se heurteront toujours à la réalité d’une multitude de situations singulières. »5

Il faut donc se méfier des représentations collectives qui, par nature, ne laissent que rarement la place aux nuances. Les relations amoureuses avec « l’ennemi » en sont le parfait exemple. Trop souvent, elles sont estampillées avec le mépris de l’appellation « collaboration horizontale ». Pourtant, sous l’Occupation, des relations sincères existent entre des Françaises et des Allemands, entre des Allemandes (les « souries grises ») et des Français et, tout simplement, entre des personnes de même sexe (p. 301-303) – l’historiographie étant certes plus discrète sur ces deux derniers points. Les clichés ont également la vie dure lorsqu’il s’agit d’évoquer le rôle de l’Eglise dans le conflit. Les auteurs rappellent à ce sujet « [qu’] à la Libération, en dépit d’une attitude globalement honorable face aux nazis et pour certains des siens héroïques, l’Eglise de France souffrit d’un réel discrédit et d’une image entachée par sa réelle compromission avec le régime de Vichy » (p. 160).

A Paris, scène de la vie quotidienne. Diapositive publiée par La Documentation française.

Enfin, certains parcours individuels montrent la complexité des comportements pendant la guerre. D’un côté, des communistes, comme l’ancien député Marcel Gitton, appellent en juin 1941 « les ouvriers communistes à rallier la cause de la Collaboration » (p. 133). De l’autre, le chantre du nationalisme de l’entre-deux-guerres, Charles Maurras, continue de clamer, en 1943, que l’Allemagne demeure le principal adversaire de la France » (p. 146).

La Collaboration politique et idéologique

Pour mieux comprendre ce qu’est la Collaboration, François Broche et Jean-François Muracciole s’attachent dès les premières pages de l’ouvrage à montrer « la pente naturelle qui conduit de l’armistice à Vichy et à la Collaboration » dès l’été 1940 (p. 56). S’inspirant des travaux incontournables de Jean-Pierre Azéma et de François Bédarida, ils rappellent en effet que si la convention d’armistice du 22 juin 1940 « préserve un Etat français en apparence pourvu de tous les attributs de la souveraineté » (p. 61), son application montre qu’il n’en est rien (p. 80). Dès les premières semaines, en imposant au nouveau gouvernement français un contrôle permanent, l’absence d’armée, les découpages territoriaux et les énormes frais d’Occupation, les Allemands créent des conditions qui incitent Vichy à « se rapprocher du vainqueur pour assouplir  de telles dispositions » (p. 61). En outre, la voie de la Collaboration avec l’Allemagne semble d’autant plus inéluctable que le régime de Vichy s’éloigne rapidement d’une autre voie, celle de la coopération avec les Britanniques. La déconvenue militaire de Dunkerque, l’affaire de Mers el-Kébir puis les premiers bombardements effectués par la Royal Air Force, scelle définitivement le caractère anglophobe du gouvernement de Pétain dès la fin de l’été 1940.

Pourtant, si la pente semblait naturelle, elle n’était pas inéluctable comme le précisent les auteurs. En effet, sur le terrain, la faiblesse des effectifs administratifs allemands et la multiplication des structures rivales (Militärbefehlshaber in Frankreich, ambassade…) « auraient pu constituer un atout pour Vichy, lui offrant la possibilité de jouer tel service contre tel autre » (p. 79).  Mais c’est l’inverse qui se produit et le gouvernement français s’engage dans une collaboration qui « se transforme rapidement en piège, en un marché de dupes pour le gouvernement de Vichy, contraint d’aller toujours plus loin dans les concessions sans jamais rien, ou presque, recevoir en échange » (p. 85).

Cet engagement pose d’autant plus question que les Allemands n’ont jamais réellement été demandeurs d’une quelconque « coopération » puisque les clauses de l’armistice suffisent amplement à leurs desseins (p. 100). C’est d’ailleurs ce que confirment les entretiens entre Pétain et Hitler à Montoire. Pour comprendre ce qui engage alors la France dans la voie de la Collaboration, les auteurs se penchent sur les motivations respectives des trois principaux dirigeants du régime de Vichy, à savoir Philippe Pétain, Pierre Laval et François Darlan.

Collection particulière.

Pour le Maréchal Pétain, la Collaboration « doit permettre d’obtenir des concessions significatives et rapides qui amélioreront la vie des Français et permettront ainsi de renforcer sa popularité et de renforcer l’assise du régime » (p. 86). C’est en quelque sorte l’obsession de la réussite de sa Révolution nationale qui conduit le héros de Verdun à coopérer avec l’Occupant. Plus pragmatique, Pierre Laval voit en la Collaboration un « rempart contre le communisme » et une opportunité d’effectuer la « réconciliation franco-allemande » dont il est un fervent défenseur pendant l’entre-deux-guerres (p. 88). Pour mener à bien cette ambition, l’ancien président du Conseil n’hésite pas à inclure dans sa politique « la livraison des Juifs aux nazis, la déportation de travailleurs français ou l’association des polices françaises à la traque des résistants » (p. 89). La conviction collaboratrice du régime survit à la chute de Pierre Laval, le 13 décembre 1940 (p. 163). Si le positionnement de François Darlan – qui remplace Pierre Laval entre le début de l’année 1941 et avril 19426 – est plus « énigmatique » (p. 89), il ne laisse aucun doute sur ses motivations. Fin stratège, il se montre favorable à la Collaboration jusqu’à son revirement en novembre 1942. Selon lui, la victoire continentale de l’Allemagne est assurée et le Reich va s’engager, à court terme, dans un conflit intercontinental qui l’opposera aux Etats-Unis. Ce retour d’une nouvelle guerre pourrait alors permettre à la France de trouver une place importante dans l’Europe allemande grâce à une puissance maritime et coloniale que ne dispose pas Berlin. L’amiral plaide donc pour la Collaboration de façon à favoriser « l’établissement d’un ordre nouveau en Europe » (p. 90) et adopte la politique du « donnant-donnant », pour reprendre sa propre formule (p. 182).

Mais la Collaboration n’est pas seulement l’œuvre des dirigeants du régime de Vichy. La France compte dès l’été 1940 de nombreux partisans d’un alignement avec l’Allemagne. Leurs motivations sont d’autant plus complexes à saisir qu’ils viennent de différents horizons politiques. On y retrouve aussi bien des militants de gauche et d’extrême-gauche (p. 133), que de droite, « d’authentiques fascistes [que] des socialistes pacifistes, des antisémites fanatiques et des non-racistes, des idéalistes et des arrivistes » (p. 123). Il y a, parmi eux, de nombreuses personnalités comme Marcel Déat ou Jacques Doriot (p. 117) qui se lassent progressivement de l’attitude du régime de Vichy, notamment sur la question du parti unique. Malgré le mépris qu’il tient à leurs égards (p. 124), l’Occupant – et plus particulièrement l’ambassadeur Otto Abetz – saisit très rapidement l’intérêt qu’il peut tirer de ces dissensions pour administrer le territoire. En autorisant ces ultra-collaborateurs à (re-)fonder leurs propres groupuscules en zone occupée (PPF, groupe Collaboration, RNP…), l’Abwehr (service de renseignements) et le Sipo-SD obtiennent par exemple un précieux coup de main dans la collecte de renseignements. La volonté de collaborer prend peut-être sa forme la plus aboutie en juillet 1941 avec la création de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) puisque cette dernière témoigne de la volonté de passer « du statut de vaincu à celui d’associé au vainqueur » (p. 188). Les déconvenues successives des collaborationnistes n’entament pourtant pas leur volonté de collaborer avec l’Occupant. Cette motivation est encore très forte au printemps 1944. Elle est même « dopée » par l’annonce du Débarquement, les collaborateurs étant alors nourris par « l’illusion que l’avance des troupes alliée en Normandie peut être stoppée » (p. 434-451)7. Une illusion qui les pousse, dans leur majorité, à rejoindre Sigmaringen en Allemagne (p. 462-466). 

La Collaboration économique

La Collaboration économique est également longuement abordée par François Broche et Jean-François Muracciole. Du point de vue de l’Etat, cette dernière est motivée par la « rigueur » du cadre économique imposé par l’armistice. La volonté « d’en atténuer les effets constitue l’une des motivations premières de la Collaboration » (p. 199). Les clauses financières montrent parfaitement cette nécessité. A la fin du mois de juillet 1940, la commission d’armistice de Wiesbaden impose le remboursement quotidien de 400 millions de francs par jour au titre des frais d’entretien, montant auquel il faut ajouter les « importants frais de logement et d’aménagements immobiliers exigés par l’occupant » (p. 200). L’exemple du Morbihan, à travers les seules réquisitions hôtelières, montrent à quel point ces dépenses étranglent les finances publiques et nécessitent une gestion millimétrée des agents administratifs français afin de maîtriser les dépenses de l’Etat8  Pour le seul département breton, les frais pour le logement des troupes s’élèvent à 9,1 millions de Francs en avril 19429. En France, sur ce même mois, elles grimpent à 500 millions de Francs !10  Confronté à cet étouffement permanent, le régime de Vichy n’a alors pas d’autres choix que de tenter d’alléger les clauses en acceptant de nouvelles concessions (p. 204).

A Caen. Sans date. Collection particulière.

De leurs côtés, de nombreuses entreprises acceptent également de traiter avec l’Occupant (p. 244). Néanmoins, les contours de cette Collaboration sont complexes. Les auteurs posent un certain nombre d’interrogations méthodologiques sur ce point (p. 215-216):

« où s’arrête la poursuite normale de l’activité économique (un paysan qui livre deux tonnes de pommes de terre, un cafetier qui sert des Allemands, une maison de couture qui leur vend des robes ou des manteaux) et où commence l’intelligence avec l’ennemi (au printemps 1944, 90 % de la production de Renault prennent la direction du Reich) ? Fonder la distinction sur le caractère stratégique des produits livrés n’est guère plus aisé : si on peut convenir que des moteurs d’avion ou des produits chimiques servant à la fabrication d’explosifs participent manifestement de l’effort de guerre allemand, comment décréter que les produits alimentaires, les tôles d’acier ou la pâte à papier n’y participent pas ? Est-ce une affaire de degré ou d’échelle : la grande entreprise collabore quand la PME se contente de survivre ? Ici encore, la distinction est difficile : en 1943‑1944, plus de 3 000 entreprises, parmi lesquelles une myriade de PME, employant 300 000 ouvriers, participent à la construction du mur de l’Atlantique et à son (modeste) équivalent méditerranéen. Les tribunaux de l’épuration se sont souvent cassé les dents sur ces questions. »

Comprendre la Collaboration économique est d’autant plus complexe qu’elle demeure un sujet encore peu étudié hors des logiques partisanes (p. 13). Or, d’après les auteurs, se contenter de cette « historiographie incomplète risque d’orienter la réponse par des effets de loupe » (p. 216). Ils estiment par exemple que seule « une étude plus fine de la sociologie des dirigeants d’entreprises » pourrait permettre de démontrer si « les engagements [dans la Résistance] sont plus nombreux chez les cadres de haut niveau » (p. 226). Conscients de ces limites, les auteurs s’efforcent malgré tout de présenter les formes très variées de la Collaboration économique « dans une graduation qui irait de l’accord plus ou moins équitable au pillage pur et simple » (p. 228-240).

Soldats allemands. Collection particulière.

Au final, en alternant d’habiles typologies et de subtils découpages chronologiques, François Broche et Jean-François Muracciole parviennent à dresser un tableau complet de la Collaboration. L’écriture souple et accessible fait de ce livre un ouvrage facilement accessible au grand public même si, faut-il le préciser, le lecteur n’y trouvera aucune illustration. Evidemment ce volume, aussi stimulant soit-il, appelle inévitablement les historiens à continuer de se pencher sur la Collaboration. C’est en effet en multipliant les approches et les réflexions que l’on continuera d’affiner notre compréhension de la période en espérant que ce passé finira par passer.

Yves-Marie EVANNO

BROCHE, François et MURACCIOLE, Jean-François, Histoire de la Collaboration (1940-1945), Paris, Tallandier, 2017.

 

 

 

 

 

 

1 « C’est dans l’honneur que j’entre dans la voie de la collaboration », L’Ouest-Eclair, 31 octobre 1940, p. 1.

2 BROCHE, François et MURACCIOLE, Jean-François, Histoire de la Collaboration (1940-1945), Paris, Tallandier, 2017, p. 513. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Les auteurs condamnent ici une « longue tradition d’historiographie militante, d’Henri Guillemin à Annie Lacroix-Riz » qui « s’est efforcée d’établir des similitudes entre les épisodes de défaite militaire suivis d’une occupation étrangère (1814‑1819 et surtout 1870‑1873 et 1940‑1944) pour dénoncer la tendance défaitiste, capitularde, voire purement et simplement collaboratrice des élites françaises » (p. 14).

4 JACKSON, Julian, La France sous l’occupation, 1940-1944, Paris, Flammarion, 2004, p. 25.

5  LABORIE, Pierre, « Histoire, vulgate et comportements collectifs », in Laborie, Pierre et Marcot, François (dir.), Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes (1940-1945), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 38.

6 Précisons ici que c’est Pierre-Etienne Flandin qui remplace officiellement Pierre Laval le 13 décembre 1940.   

7 Sur ce point on renverra au très précieux BENE, Krisztián, Les Archives de la collaboration militaire française de la Seconde Guerre mondiale, Talmont Saint-Hilaire, CODEX, 2015.

8 Sur ce point, on se permettra de renvoyer à EVANNO, Yves-Marie, « Les enjeux économiques des réquisitions hôtelières sous l’Occupation : l’exemple du Morbihan », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

9 En avril 1942, le service des réquisitions allemandes du Morbihan mandatent 9 113 267,60 Francs au titre des dépenses pour le logement et cantonnement des troupes d'occupation, dont 1 560 911,00 Francs consacrés aux indemnités hôtelières. Arch. dép. du Morbihan: 18W11, Situation des dépenses payées au titre du budget Armée d'occupation.

10 MARGAIRAZ, Michel, L’Etat, les finances et l’économie : histoire d’une reconversion, 1932-1952, Paris, Imprimerie nationale, 1991, p. 680.