La renaissance d’une ville

 

A l’image de Lorient et de Brest, Saint-Nazaire souffre d’une image cruellement péjorative. Aux dires de certains, la ville serait même l’une des plus « chiantes » de France1. Derrière ce terme, aussi abject que stupide, se cache l’idée tenace selon laquelle la cité aurait perdu son âme lors de sa reconstruction, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il faut dire que les bombardements alliés n’ont pas épargné Saint-Nazaire durant le conflit. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 8 000 habitations qui composent la ville en 1939, seule une centaine est restée intacte2... Rasée à 85%, la cité n’en demeure pas moins chargée d’une nouvelle histoire toute aussi passionnante : celle de sa renaissance. Cette dernière est au cœur d’un très joli volume concocté par Noël Guetny et Bernard Billon. Publié chez Liv’ Editions, Saint-Nazaire. La reconstruction (1945-1965) s’intéresse aux deux décennies durant lesquelles la ville renaît de ses cendres, se forgeant par la même occasion une nouvelle identité.

Bungalows de la rue Henri Gauthier. Carte postale. Collection particulière.

Lorsqu’il récupère son écharpe de maire, quatre ans après avoir été révoqué par le régime de Vichy, François Blancho prend conscience que la reconstruction est le point de départ d’une nouvelle page de l’histoire de sa ville. Symboliquement, il décide de réunir son premier conseil municipal d’après-guerre au milieu des décombres. En présence du préfet de Loire-Inférieure, il inaugure la séance en déclarant à ses administrés qu’il a souhaité convoquer la population « au milieu de ces ruines qui évoquent tant de jours sombres et de deuils pour adresser, comme il convient, un hommage ému aux morts de la guerre » (p. 13). Il prend alors l’engagement de reconstruire sa ville « pierre par pierre », sans chercher à nier les difficultés qui allaient se dresser devant lui (p. 14 et p. 15). Il ne croyait pas si bien dire. Durant plus de deux décennies la reconstruction procure autant de satisfactions qu’elle ne suscite de déceptions3.

Reconstruire méthodiquement

Le discours de François Blancho ne doit pas nous tromper. A l’image des autres villes sinistrées par les bombardements alliés, la reconstruction de Saint-Nazaire est programmée bien avant la fin du conflit. Ainsi, au printemps 1945, cela fait déjà plusieurs mois que deux architectes expérimentés ont été mandatés afin d’élaborer les plans de la nouvelle ville. Noël Le Maresquier, grand prix de Rome, et André Guillou ambitionnent de rebâtir une agglomération capable d’accueillir, à terme, plus de 80 000 habitants, soit le double de sa capacité en 1939. Les reconstructeurs imaginent une ville « moderne, fonctionnelle, confortable, voulant tirer les leçons des inconvénients de l’ancienne, adaptée aux besoins de son temps et capable d’anticiper ceux de l’avenir » (p. 133). Tenant compte des projections géographiques qui prévoient unanimement une utilisation croissante de l’automobile, les architectes élaborent leurs plans autours des axes routiers. Ce faisant, ils mettent en place un réseau capillaire aux vertus – involontairement – mémorielles puisqu’il permet de multiplier le nombre de rues qui auront l’honneur de porter le nom des martyrs de la Résistance locale (p. 141). Adopté par le conseil municipal le 27 janvier 1948, le plan est présenté aux habitants qui lui accordent leur confiance.

Cette validation ne lance pourtant pas les travaux. Cela fait déjà près de trois ans que les ouvriers s’affairent à la reconstruction de Saint-Nazaire. Pour parer au plus rapide, des baraques provisoires fleurissent. Si ces dernières servent naturellement à héberger des sinistrés, elles accueillent également des services publics et des écoles. Ces structures provisoires font débat dans la société française de l’immédiat après-guerre. Certains estiment qu’il faut consacrer l’argent public à la remise en état de l’appareil productif susceptible de recréer de la richesse ; d’autres jugent inutiles la construction de baraques qu’il faudra détruire dans quelques mois. Privilégier la durabilité des reconstructions éviterait, selon eux, un gaspillage dispensable en cette période où les Français demeurent soumis au régime des restrictions4. Si les autorités tentent de concilier les deux options – afin de ne pas risquer de se couper électoralement de la population –, la première reste largement favorisée, notamment pour éviter de plonger le pays dans une faillite économique et sociale qui risquerait de le jeter dans les bras des communistes. A l’échelle nazairienne, cette politique semble d’ailleurs rapidement porter ses fruits dans les chantiers navals qui remplissent rapidement leur carnet de commandes. Le lancement du paquebot France, en 1960, symbolise parfaitement la renaissance de Saint-Nazaire (p. 53). Du moins, elle l’idéalise…

La lancement de France. Carte postale. Collection particulière.

En effet, pour « parer au plus pressé dans des conditions économiques avantageuses », les entrepreneurs mandatés par l’administration privilégient la rapidité d’exécution, confondant parfois vitesse et précipitation (p. 57). C’est ainsi qu’au début des années 1950, des camions viennent directement prélever du sable sur la plage de Saint-Nazaire. L’incompréhension est à son comble puisque l’industrie touristique a clairement été identifiée comme faisant partie des priorités en matière de reconstruction5. A l’image de ses confrères, La Résistance de L’Ouest décide d’alerter l’opinion, en février 1952, sur la rapidité à laquelle se détériorent les plages censées accueillir les estivants (p. 61). Placée face à ses responsabilités, la municipalité ordonne le déplacement de 10 000 m3 de sable des plages environnantes pour regarnir celle de Saint-Nazaire. Bien leur en prend puisqu’au même moment, un touriste tombe sous le charmes de la région. Il s’agit de Jacques Tati. Ce dernier décide alors de poser ses caméras en 1953 à Saint-Marc-sur-Mer pour y tourner Les Vacances de M. Hulot (p. 93). Véritable succès critique et populaire, le film offre par la même occasion une belle promotion aux stations balnéaires de la région nazairienne.

Comme c’était initialement prévu, la reconstruction des bâtiments considérés comme non-prioritaires (d’un point de vue économique) n’intervient que dans un deuxième temps. Ainsi, la première projection cinématographique dans une salle digne de ce nom n’est organisée que le 10 juillet 1951, soit six ans après la Libération (p. 86). Les financements n’étant pas extensibles, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) est contraint de refuser certains projets dispensables comme cet étage prévu au-dessus des nouvelles halles et dont le but était d’accueillir « des manifestations sportives, des expositions, des fêtes, des rencontres diverses » (p. 161-162). A moins que ce ne soit une manière subtile d’adresser un message à la population qui a de plus en plus de mal à comprendre la logique d’une reconstruction qui, en 1952, n’a toujours pas permis de reloger 9 000 sinistrés (p. 141)…

Des protestations de plus en plus vives

Si une image dynamique et prospère semblerait presque émerger de cette période, la reconstruction ne doit pas masquer un certain nombre de difficultés. Au printemps 1952, les autorités estiment qu’à peine 40% de la ville a été reconstruite (p. 141). La première raison de cette lenteur s’explique par le temps nécessaire qu’il faut pour préalablement déblayer et déminer les rues. Il n’est donc pas surprenant de lire dans L’Avenir de L’Ouest, le 5 novembre 1946, que sur le boulevard de la mer il « règne encore un tel désordre, un tel chaos – enchevêtrement de barbelés, tas de pierres, détritus de toutes sortes, herbes folles, arbres mutilés, etc… » (p. 57). Six ans plus tard, l’insalubrité de certains quartiers inquiète encore de nombreux riverains. Se saisissant de l’affaire lors de l’été 1951, Ouest-Matin: dénonce le « spectacle » qui rythme le quotidien du quartier « de la Berthaudière Toutes-Aides ». Ce dernier est résumé en six mots : « Infection, boue, poussière, moustiques, batraciens et danger de mort » (p. 141).

L'entrée du port, près du pont-roulant. Carte postale. Collection particulière.

La volatilité des financements et la complexité des circuits décisionnels retardent également la reconstruction. L’exemple de la gare est certainement le plus significatif. En dépit de la pose de la première pierre, par le ministre des Travaux publics en personne, le 18 juillet 1948, il faut près de sept ans avant que la gare ne soit inaugurée… Entre « indécision de la SNCF » et « manque de crédits », les travaux sont mis en sommeil durant deux ans. Le conseil municipal reste impuissant face à la grogne des habitants qui ne comprennent pas un retard dont les conséquences sont d’autant plus fâcheuses qu’il décourage l’implantation de plusieurs investisseurs (p. 197-199).

En dépit de leur adhésion aux plans qui leur avaient été présentés en 1948, les habitants critiquent certains choix architecturaux à l’image du « Building » de 88 mètres qui se dresse sur la place du Bassin. Hilare, Le Populaire de L’Ouest se moque ouvertement du bâtiment, ironisant en avril 1953 qu’il ne manque plus que quelques étages « pour qu’on puisse le repérer du Cameroun »… (p. 182). De la même manière, la base sous-marine qui « contraint, empêche, enlaidit le paysage et rappelle de mauvais souvenirs » est l’objet de nombreuses critiques durant près de trois décennies (p. 179). Ce n’est pourtant pas faute d’avoir multiplié les projets sur son compte : « un musée de la Seconde Guerre mondiale, un port de plaisance couvert, un centre d’affaire, un héliport, une patinoire, une salle de concert, une discothèque, un planétarium, un aquarium géant, un complexe cinématographique un ensemble de restaurants… ». Rien n’y fait. Jusque dans les années 1980 la base demeure un espace « peu ragoûtant fait de bric-à-brac ; tôles, hangars, herbes folles, flaque d’eau » (p. 179) où prospèrent des entreprises pour le moins opaques.

La colère ne cesse de grandir au sein de la population. A chaque élection, les candidats se saisissent des promesses non-tenues par leurs adversaires, promettant à leur tour des mesures qu’ils ne peuvent pas réaliser. La reconstruction devient alors un enjeu politique dont il n’est malheureusement pas question dans l’ouvrage. Quand on ajoute à cela les revendications ouvrières – dont le point culminant est la grande grève de 1955 (p. 205-220) –, on comprend mieux pourquoi Saint-Nazaire traverse deux décennies particulièrement pesantes.

L'avenue de la République à Saint-Nazaire, dans les années 1960.

En définitive, Noël Guetny et Bernard Billon parviennent parfaitement à résumer l’ambiance qui règne durant la reconstruction d’une ville sinistrée durant la Seconde Guerre mondiale. Un paragraphe retient plus particulièrement notre attention tant il semble faire la synthèse de la période. Selon les auteurs, les Nazairiens (p. 262)

« se portaient davantage sur les difficultés du moment que sur les perspectives. Empêtrés par la force des choses dans les contraintes et les tracas quotidiens, il est probable qu’ils ont vécu la reconstruction de leur ville comme une vaste entreprise qui les dépassait totalement et sur laquelle on ne leur demandait guère leur avis. »

En dépit de ces incompréhensions, les bâtisseurs sont parvenus à faire renaitre la ville de ses cendres en l’espace de deux décennies. En cela, la reconstruction s’apparente à une véritable prouesse tant elle paraissait inenvisageable inimaginable en 1943, au plus fort des bombardements, lorsque certains sinistrés affirmaient, la mort dans l’âme, que « Saint-Nazaire a[vait] vécu »6.

Yves-Marie EVANNO

GUETNY, Noël et BILLON, Bernard, Saint-Nazaire. La reconstruction (1945-1965), Le Faouët, Liv’ Editions, 2018.

 

 

 

 

 

1 « Saint-Nazaire. 15e ville la plus ‘‘chiante’’ de France selon Topito », ouestfrance.fr, 19 janvier 2018, en ligne.

2 « 3 690 sont détruites à 100% et 1510 à 75% ; 1 500 ont été endommagées à 50% et 1 200 à 25% ». GUETNY, Noël et BILLON, Bernard, Saint-Nazaire. La reconstruction (1945-1965), Le Faouët, Liv’ Editions, 2018, p. 12-13. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Pour une vision plus globale de la reconstruction du territoire, voir VOLDMAN, Danièle, La reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d'une politique, Paris, L'Harmattan, 1997.

4 Sur ces enjeux, voir ALARAY, Eric, VERGEZ-CHAIGNON, Bénédicte et GAUVIN, Gilles, Les Français au quotidien, Paris, Perrin, 2006 (réed. 2009), p. 497. Pour des exemples bretons, voir par exemple ROUELLE, Martine, Hennebont et sa reconstruction. 1940-1960, Le Faouët, Liv’ Editions, 2017, ou encore PELAEZ, Caroline, Le temps des baraques à Lorient, 1945-1987, Rennes 2, mémoire de Maîtrise sous la direction de SAINCLIVIER, Jacqueline, 1995.

5 Sur ce point, on se permettra de renvoyer à EVANNO, Yves-Marie, « La guerre, aubaine pour le développement hôtelier dans le Morbihan (1940 -1945) ? », in ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), Pension complète. Tourisme et hôtellerie (XVIIIe-XXe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 164-165.

6 PETIT, Denise, La vie quotidienne d’une Nazairienne de 1939 à 1944, Saint-Nazaire, Mémoires et Savoirs nazairiens, 2001, cité in ALARY, Eric, VERGEZ-CHAIGNON, Bénédicte et GAUVIN, Gilles, Les Français au quotidien, op. cit., p. 415.