26 octobre 2013 : les Bonnets rouges à l’assaut du portique écotaxe de Pont-de-Buis

Pont-de-Buis, 26 octobre 2013 : 900 manifestants prennent d’assaut le portique écotaxe qui enjambe la voie express. C’est le troisième samedi de suite que l’opposition à cette mesure fiscale visant à taxer les poids lourds, votée à la suite du Grenelle de l’environnement de 2007, se cristallise en cet endroit. Mais ce dernier samedi du mois d’octobre marque un premier tournant dans ce conflit débuté le 18 juin précédent avec l’appel lancé à Pontivy par le comité de convergence des intérêts bretons (CCIB). Pour la première fois, c’est une marée de bonnets rouges qui fait face aux forces de l’ordre. La violence, également, monte d’un cran. Pour preuve, le quotidien Ouest-France titre : « Ecotaxe : violents affrontements » et explique que « deux manifestants ont été grièvement blessés »1. En effet, en ramassant une grenade, l’un d’entre eux a la main arrachée. Dès le lendemain de la manifestation, les autorités politiques et administratives sont sommées de réagir. Jean-Marc Ayrault, le Premier ministre, annonce la « suspension de l’écotaxe sur tout le territoire et sans limitation de durée »2. Le portique de Pont-de-Buis, quant à lui, est démonté dès le jeudi suivant, à la demande de la préfecture du Finistère. Pourtant, ces événements ne marquent pas la fin de ce qui est devenu le mouvement des Bonnets rouges. Mais il n’en demeure pas moins que ce 26 octobre 2013 constitue l’un des épisodes les plus marquants de ce conflit protéiforme qui raconte autant la crise économique qui frappe la Bretagne que la colère des patrons qui s’estiment « matraqués » fiscalement ; le tout sur fond d’exacerbation d’un sentiment identitaire breton qui passe par la réactivation d’un récit régional construit autour de la confrontation face au pouvoir central qualifié de « jacobin ».

Le portique de la discorde. Archives Ouest-France.

Le mouvement des Bonnets rouges se développe dans une région traversée par les crises économiques. Nous sommes en effet cinq ans après le déclenchement de la crise bancaire et financière de l’automne 2008 et ses effets dévastateurs se font alors pleinement sentir dans l’économie « réelle ». En Bretagne, la crise conjoncturelle vire à la crise structurelle. Elle touche tous les piliers économiques qui ont forgé la « modernisation » de la région au cours des Trente glorieuses : automobile, télécommunications et agroalimentaire.C’est ainsi que l’usine PSA de Rennes-La Janais connaît une nouvelle vague de licenciements de 1 400 emplois en 2012. De même le plan « Performance » d’Alcatel-Lucent aboutit à la suppression de 120 des 870 emplois de l’usine de Lannion, en novembre 2013. Le secteur agro-alimentaire, surtout, est en plein marasme. Au mois de juin 2012, le volailler Doux est placé en redressement judiciaire, plombé par une dette de 320 millions d’euros. 1 000 salariés perdent leur emploi, sans compter les répercussions sur les éleveurs de volailles. A Lampaul-Guimiliau, c’est l’abattoir GAD qui est en mauvaise posture. Le 11 octobre 2013, le tribunal de commerce de Rennes entérine la suppression de 889 des 1 700 emplois.

« Je suis très sensible à ce ras-le-bol fiscal que je ressens de la part de nos concitoyens, qu'ils soient des ménages, des consommateurs, ou qu'ils soient des entreprises » : l’auteur de cette phrase choc, prononcée sur les ondes de France Inter le mardi 20 août 2013, n’est autre que Pierre Moscovici, le ministre de l’économie et des finances en exercice. Une inquiétude ministérielle qui tente de calmer les patrons, qui se sentent pris pour des « pigeons ». En Bretagne, cette grogne entrepreneuriale s’exprime à travers le CCIB, dont le nom même cherche à créer une filiation  avec le CELIB, à l’origine dans les années 1950 d’une « miracle breton ». Ce mouvement d’une trentaine de patrons a pour têtes d’affiches Jakez Bernard, président de Produit en Bretagne et Alain Glon, ancien dirigeant d’une usine agroalimentaire et président du think tank régionaliste de l’Institut de Locarn. Pour eux, la crise économique bretonne est en grande partie due à la centralisation trop forte de la France. Alain Glon peste après « un système [qui asphyxie et] qui nous écrase de charges et de réglementations »3. Leurs revendications dépassent donc la seule suppression de l’écotaxe. Pour résoudre la crise de l’agroalimentaire, l’ancien patron recommande que la Bretagne devienne une « zone franche »4. Même le quotidien Ouest-France semble aller dans ce sens du « ras-le-bol fiscal » au lendemain de la grande manifestation de Pont-de-Buis. Dans un éditorial, Michel Urvoy écrit : « Une  étincelle fiscale sur un baril de poudre social : voilà ce qu’est la Bretagne depuis quelques semaines ». L’analyse des solutions ne diverge que peu de celle des patrons :

« La France ne se redressera pas sans une réforme de la dépense publique (un Etat allégé) et des recettes (une fiscalité efficiente) pour décentraliser les solutions politiques, fiscales, bancaires, là où se posent les problèmes. Pour que la Bretagne et tous les territoires ne soient plus des sous traités. »5

Cette dernière phrase du journaliste du grand quotidien breton sous-tend la mutation de la colère qui s’exprime alors en Bretagne. Une fois le scalp de l’écotaxe obtenu au pied du portique de Pont-de-Buis, le mouvement des Bonnets rouges élargit son action en affrontant directement l’Etat central. Alain Glon dit les choses encore plus clairement :

« La Bretagne ne peut pas s'en sortir si elle ne rompt pas avec le système centralisé. Que l'État garde le régalien et que les acteurs du territoire s'occupent du reste. La Bretagne doit compter sur elle-même, définir, secteur par secteur, ses stratégies. »

Une semaine après Pont-de-Buis, c’est à Quimper que les Bonnets rouges se donnent rendez-vous. Dans le chef-lieu du département du Finistère – haut-lieu de l’histoire des contestations bretonnes – le slogan « vivre, décider, travailler en Bretagne » est réactivé, autour d’un collectif porté principalement par le maire régionaliste de Carhaix, Christian Troadec, et du leader de la FDSEA du Finistère, Thierry Merret. Si la revendication « vivre et travailler au pays » est portée, au début des années 1970, par les tenants de la deuxième gauche, CFDT et PSU, celle-ci est rapidement reprise par les régionalistes. Le symbole du bonnet rouge, lui aussi, est une référence à l’histoire bretonne, mais beaucoup plus ancienne cette fois, puisqu’il faut remonter à 1675, sous le règne de Louis XIV, pour en saisir la teneur. Tandis que la Haute-Bretagne, et Rennes plus particulièrement, s’enflamme autour d’une révolte fiscale dite « du Papier timbré », pendant quatre mois, la Basse-Bretagne se soulève contre les difficultés économiques et l’oppression exercée par les seigneurs et autres autorités locales. Les révoltés se coiffent d’un bonnet rouge et rédigent des « codes paysans »6. Au-delà du bonnet rouge, le drapeau breton Gwenn-ha-du, créé par les fondateurs du mouvement breton d’entre-deux-guerres, est également mis en exergue par les Bonnets rouges. On assiste bien là à l’exacerbation d’un sentiment identitaire qui passe par la mobilisation de symboles de contestation, vis-à-vis du pouvoir central notamment.

Lors du rassemblement de Quimper. Photo Serge Degouvestz. Carte postale, collection particulière.

Au final, malgré l’apparence d’un mouvement uni et unitaire, on voit bien que les Bonnets rouges sont en réalité divers : salariés en train de perdre leurs emplois, patrons en colère contre la politique fiscale, régionalistes en combat face à l’« Etat jacobin »…  Si dans les cortèges, à Pont-de-Buis comme à Quimper, tout le monde semble marcher dans la même direction, il n’en reste pas moins que chacun à son propre agenda, ses préoccupations spécifiques, toutes ancrées dans un contexte plus global que le seul cadre de la Bretagne.

Thomas PERRONO

 

 

 

1 « Ecotaxe : violents affrontements », Ouest-France (édition Nord-Finistère), 29 octobre 2013.

2 « L'écotaxe suspendue. Toutes les réactions en Bretagne », Le Télégramme, 29 octobre 2013, en ligne.

3 « La naissance du Comité de convergence des intérêts bretons », Ouest-France, 02 octobre 2013, en ligne.

4 « La Bretagne a besoin d'un choc stratégique », Ouest-France, 18 octobre 2013, en ligne.

5 URVOY Michel, « Casse-tête breton », Ouest-France, 28 octobre 2018.

6 Pour approfondir cette question des révoltes bretonnes de 1675, on renvoie vers l’ouvrage suivant : AUBERT Gauthier, Les révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.