Ce que commémorer veut dire : Jean Le Coutaller et le 18 juin 1958, histoire d’une faute politique

La mémoire n’est pas l’histoire. Pour un pouvoir, à quelque échelle que ce soit, commémorer est tout sauf un acte neutre. C’est au contraire délivrer une grille de lecture d’une période historique donnée. Mais, si cette analyse peut parfois – et trop souvent du reste – s’écarter des acquis de la connaissance académique, elle renvoie nécessairement à la diffusion d’un message qui s’incarne dans le temps présent. Et lorsqu’un élu socialiste breton décide en 1958 de commémorer l’Appel du 18 juin lancé par le général de Gaulle, il n’en faut pas plus pour semer la zizanie dans une SFIO déjà bien esquintée par les événements des semaines précédentes.

Rue de Beauvais, à Lorient. Carte postale. Collection particulière.

Maire de Lorient, Jean Le Coutaller n’a pas besoin de faire ses preuves en matière de respectabilité socialiste tant il est un militant éprouvé1. Instituteur et syndicaliste, il adhère au Parti Socialiste SFIO en 1929 et mène une première grande joute électorale, perdue, en 1932, dans la circonscription de Pontivy 2. Aux législatives de 1936, bien que candidat de Front populaire, il est battu sur ces mêmes terres par Paul Ihuel. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il Résiste au sein du mouvement Libération-Nord, d’obédience socialiste2, et entre même en clandestinité après l’arrestation de Joseph Rollo. En liaison avec Paul Chenailler, il dirige le 5e bataillon FFI du Morbihan et prend une part importante à la Libération du secteur de Guéméné-Gourin-Le Faouët.

Ce rôle prépondérant lui permet de siéger au Comité départemental de Libération, au titre de la SFIO et en remplacement de Joseph Rollo, déporté à Neuengamme dont il ne reviendra d’ailleurs pas. Avec la fin de la guerre, Jean Le Coutaller poursuit sa carrière politique mais, fort de du capital symbolique acquis dans l’Armée des ombres, c’est dans le secteur de Gourin qu’il se présente. Vainqueur aux cantonales en septembre 1945, il devient vice-président du Conseil général du Morbihan puis, le mois suivant, il est élu député, mandat confirmé l’année suivante. C’est le début d’une très faste période qui le voit devenir un des hommes forts du département, siégeant à l’Assemblée nationale jusqu’en 1956, devenant maire de Lorient en 1953 tout en dirigeant la fédération morbihannaise de la SFIO. Cerise sur le gâteau, il fait son entrée au gouvernement en 1956, devenant ministre des anciens combattants du Président du Conseil Guy Mollet.

Mais en 1958, l’étoile de Jean Le Coutaller ne brille plus autant, à l’image d’une SFIO en passe d’être balayée par le retour du général de Gaulle. Et c’est précisément dans ce contexte que, toujours maire de Lorient, il organise, comme chaque année du reste, une cérémonie commémorant l’Appel du 18 juin 1940. Une telle décision peut surprendre tant, implicitement, elle contribue à surexposer le capital symbolique du général de Gaulle, adversaire politique d’alors. Elle ne doit pourtant pas étonner tant elle se place probablement dans la continuité de l’exercice du maroquin ministériel des anciens combattants et tant, surtout, elle fait écho à son propre engagement dans la Résistance.

L'Appel du 18 juin 1940. Enveloppe commémorative. Collection particulière.

Mais, faute d’avoir suffisamment fait la distinction entre mémoire et histoire, autrement dit d’avoir mésestimé le poids politique de la commémoration, Jean Le Coutaller est pris dans une vive polémique interne à la fédération morbihannaise de la SFIO. La situation est telle qu’il est obligé de s’expliquer de son choix dans l’organe du parti, Le Rappel. Dans l’édition du 24 juin 1958, il rappelle ainsi que « seul compte [pour lui] l’appel du 18 Juin et quelle que soit la situation du général de Gaulle, président du Conseil, général en retraite, proscrit ou mort, nous nous devons de marquer par une cérémonie officielle et publique une date qui demeure et demeurera gravée dans nos mémoires ». L’intention est certes philosophiquement louable, elle n’en est pas moins inaudible dans un tel contexte politique. Jean Le Coutaller a beau affirmer, non sans vigueur, que « cette position ne devait évidemment pas convenir aux néo-gaullistes de la dernière heure, ni à ceux qui n’ont pas entendu l’appel du 18 juin mais seulement l’appel de Staline en 1941 »3, le mal est fait. D’ailleurs, il perd sa mairie de Lorient l’année suivante.

Erwan LE GALL

 

 

1 Pour de plus amples développements, on renverra à la notice de Jean Le Coutaller dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maitron rédigée par Christian Bougeard et Gilles Morin.

2 Sur ce mouvement se rapporter au classique AGLAN, Alya, La résistance sacrifiée, Histoire du mouvement Libération-Nord, Paris, Flammarion, 2006.

3 « Après la commémoration du 18 juin », Le Rappel du Morbihan, n°399, 24 juin 58, p. 2.