Etre un travailleur immigré à Rennes dans les années 1970

La Bretagne, terre d’émigration : la chose est bien connue. Pourtant, il ne faudrait pas négliger l’inverse. La Bretagne est également une terre d’immigration. Certes, les immigrés ne représentent actuellement que 2,9% de la population de la région, contre 8,7% pour la moyenne française1 ; mais au fil des décennies, des  groupes de  population sont venus s’y installer, que ce soit pour y trouver refuge – pensons aux Républicains espagnols – ou bien pour y trouver  du travail,  notamment lors de la Reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi que, le 10 décembre 1971, l’émission télévisée Bretagne actualités part à la rencontre des immigrés – portugais notamment – venus participer à la construction des nouveaux quartiers d’une agglomération rennaise alors en plein boom.

Carte postame. Collection particulière.

A la  vue du reportage, ce qui attire l’attention tout d’abord est le paysage rennais en ce début des années 1970. Les périphéries immédiates du centre-ville ne sont  que de vastes friches sur lesquelles d’immenses immeubles sont en train de sortir de terre. A côté de ces chantiers, on remarque également des sortes de petits campements faits d’abris de fortune – « pompeusement rebaptisées bungalows » – et des caravanes loin d’être toutes en  bon état. C’est là que la journaliste amène le téléspectateur à la rencontre des « 3 500 travailleurs immigrés » qui travaillent et vivent à Rennes « dans des conditions d'hygiène et de sécurité absolument invraisemblables ». Ainsi, un  ouvrier raconte qu’il a vécu avec  trois autres travailleurs dans un bungalow de « 4,5m environ de long sur 2,8m de large ». Ils vivent ici parce que l’entreprise qui les emploie les y a logés pour « 200 francs » par mois, faute bien souvent de pouvoir louer un appartement en ville nécessitant une caution de  « 2 000 ou 3 000 francs ». Et encore, l’un d’entre eux, qui  habitait dans une chambre de la rue de Saint-Malo, raconte qu’il a été mis à la porte du jour au lendemain par la propriétaire.

Qui sont ces travailleurs immigrés ? La plupart sont  « venus seuls en France » pour gagner leur vie sur les chantiers de construction afin « [d’]envoyer à leurs familles restées dans leur pays d'origine une partie de leur salaire. » Toutefois, beaucoup s’installent en Bretagne, comme cet ouvrier – probablement Maghrébin – arrivé au mois de novembre 1956, qui se marie et a des enfants à Rennes. Parmi ces ouvriers, on dénombre également beaucoup de Portugais. Il faut dire que près de 900 000 d’entre eux émigrent  en France entre 1957 et 19742. Dans ce pays qui vit sous la dictature de Salazar, la journaliste explique que certains émigrent « pour échapper aux quatre années de service militaire obligatoire en Angola [colonie portugaise jusqu’en 1975] ». Cependant, la premièrement motivation reste financière comme le résume l’un d’entre eux : « Ça va, le Portugal ça va, mais en France ça va mieux, on gagne mieux. »

Une question demeure:  comment la Bretagne qui a vu des cohortes d’habitants partir chercher du travail à Paris, Le Havre, ou New-York entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe, a-t-elle pu devenir aussi rapidement une terre d’immigration ? La  région s’est-elle vidée de ses actifs au point que les entrepreneurs soient obligés d’employer « des travailleurs étrangers parce [qu’il y a ] un manque, sur le territoire français, de main-d'œuvre » ? La principale explication réside, en réalité, dans la « modernisation » de la région au cours des  Trente glorieuses. Les perspectives d’emploi et de vie personnelle des jeunes s’améliorent au cours des dernières décennies. Ils n’ont plus la nécessité de prendre les emplois les plus pénibles, ce que  confirme un habitant rennais : « Ecoutez, moi, je pense que sincèrement, ils ne prennent pas la place, justement, des travailleurs Français parce qu'ils les remplacent, d'une certaine façon, parce que les Français n'accepteraient, justement, pas de faire n'importe quel travail ».

Un ouvrier sur le chantier du Colombier, à Rennes, en 1968. Photographie: CHarles Barmay. Musée de Bretagne: 2002.0047.1991.

Tout au long de son reportage, la journaliste de l’ORTF tient comme un fil rouge la question du racisme. Elle accuse tout d’abord les propriétaires de tout mettre en œuvre pour ne pas loger les immigrés. Elle demande ensuite au travailleur arrivé en 1956, s’il a déjà  « ressenti du racisme ». Celui-ci répond que  son intégration a été difficile. Pourtant, quand elle demande aux Rennais : « Qu'est-ce que vous pensez des travailleurs immigrés ? », aucun racisme ne semble poindre des réponses. Une première personne  affirme que « les travailleurs immigrés, ce que je pense, c'est que ça nous est utile dans un sens ». Une seconde est même plus directe : « C'est égal, qu'il y ait des travailleurs étrangers ou qu'il n'y en ait pas ». Face à ces bonnes intentions, la journaliste semble néanmoins marquer ses distances sur un ton sarcastique :

« Les problèmes [de racisme] ne semblent exister que dans l'imagination des journalistes. Les Français les accueillent à bras ouverts et les abritent. Que demander de plus ? »

D’ailleurs, dans les années qui suivent, avec l’arrivée de la crise  économique, cette question du racisme devient de plus en plus prégnante3. Et les discours racistes deviennent de moins en moins  tabous. Au  final, à voir ce reportage sur les travailleurs immigrés dans le Rennes des années 1970, on peut se demander, dans la mesure où les Bretons se percevaient comme les « parias » de Paris au début du XXe siècle, si les Portugais sont eux les « parias » de la Bretagne des Trente glorieuses.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 EPRON, Aurélie et LE COADIC, Ronan, Bretagne Migrations et Identité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 22.

2 A propos de l’émigration portugaise, nous ne  pouvons que vous conseiller de lire les travaux de l’historien Victor Pereira, notamment l’ouvrage : PEREIRA Victor, La dictature de Salazar face à l’émigration. L’État portugais et ses migrants en France (1957-1974), Paris, Presses de Sciences Po, 2012.

3 Elle sera notamment brillamment portée à l’écran par Yves Boisset dans son film de 1975 Dupont Lajoie.