Une pierre angulaire pour la réflexion sur les migrations bretonnes et en Bretagne

Face aux migrations, la Bretagne, longtemps frappée par un exode rurale important, présente un visage ambivalent. L’émigration bretonne est ainsi régulièrement vue comme une tâche sombre portée sur une terre qui ne pouvait alors pas nourrir ses enfants. Aujourd’hui, dans un contexte économique profondément différent, l’émigration comporte toujours une face d’ombre avec la problématique de la « fuite des cerveaux » mais elle est, dans le même temps, valorisée par l’idée selon laquelle les Bretons partis vivre aux quatre coins de France et du monde constitueraient une diaspora dévouée à la promotion de leur terre natale.

Le groupe folklorique Armor des Bretons de Marseille, 1952. Collection particulière.

Du point de vue historiographique, dès les années 1920, alors que les flux migratoires au départ de la péninsule armoricaine sont encore très élevés, quelques études pionnières tentent de cerner le phénomène1. Plus tard, dans les années 1950, ce sont les travaux de l’abbé E. Gauthier qui font autorité2. Depuis, alors que le champ de la recherche sur les migrations est devenu l’un des plus dynamiques, le cas breton reste très largement à la marge de ces travaux universitaires. Il faut, au courant de l’année 2013, que le Musée de Bretagne accueille une exposition intitulée « Migrations » pour que cette problématique soit portée sur la place publique. Dans le même temps, entre 2011 et 2014, le groupe de recherche du CRBC Rennes dénommé ERMINE (Equipe de recherche sur les minorités nationales et les ethnicités) organise un cycle de séminaires portant sur les problématiques de migrations et d’identité. Trois ans plus tard, l’équipe pluridisciplinaire (historien, anthropologue, géographe, sociologue, docteur en littérature, ethnologue, mais aussi  réalisateur…) dirigée par l’anthropo-historienne A. Epron et le professeur de culture et langue bretonne R. Le Coadic  nous livrent aujourd’hui la substantifique moelle de leurs réflexions dans un ouvrage collectif intitulé Bretagne, migrations et identité3. Ce livre étant tellement dense et varié, nous n’aurons pas l’occasion d’évoquer ici l’ensemble des contributions.

Concepts

Après un rapide rappel, en introduction, de l’histoire des migrations bretonnes et en Bretagne, le volume se déroule en trois temps. Le premier intitulé « Migrations ? Diasporas ? » est pensé comme une réflexion épistémologique sur ces concepts hors du cadre breton. C’est ainsi que la sociologue C. Bordes-Benayoun, revenant sur le concept de diaspora, se demande « comment les sciences sociales, après la banalisation du terme par l’usage courant, en sont-elles arrivées à l’utiliser pour décrire toutes sortes de migrations ? » (p. 45) alors qu’à l’origine ce mort est forgé pour le cas particulier du peuple hébreu à l’époque antique. C’est ainsi qu’elle voit en internet un vecteur très puissant de mise en visibilité des diasporas à l’heure actuelle, en ce que la toile permet de mobiliser aisément le réseau social communautaire. Le web permet en effet l’identification d’un certain nombre de sites ou de plateformes émanant d’une communauté en migration, autant d’éléments qui suffiraient à justifier l’existence d’une diaspora, hors des cadres épistémologiques des sciences sociales (p. 48). Plus loin dans l’ouvrage, S. Le Bayon scrute le web comme une « autre posture de la diaspora bretonne » (p. 251). A partir de l’analyse de la classique « diaspora » irlandaise, mais cette fois-ci à l’époque moderne, E. Ó Ciosáin introduit notamment la question de concurrence des mémoires entre différentes vagues migratoires dans le temps et la construction des discours étatiques justifiant les phénomènes migratoires successifs (p. 83). Dans un stimulant article sur une colonie de colons gallois en Patagonie au XIXe siècle, F. Raùl Coronato expose les phénomènes de rencontres, d’échanges, voire d’acculturation entre populations autochtones – dans ce cas les Indiens Tehuelches – et migrants (p. 103).

Fêtes bretonnes au Havre. Carte postale, collection particulière.

La deuxième partie – centrale – de l’ouvrage aborde plus spécifiquement les migrations bretonnes. Les différentes contributions présentent des cas migratoires variés : migrations dans la Bretagne de l’époque moderne (P. Jarnoux, p. 117), émigration rurale dans les Côtes-du-Nord ( R. Toinard, p. 133), émigration au prisme de la société catholique, conservatrice et nationaliste du Feiz ha Breiz (C. Choplin, p. 149), les Bretons du Havre ( M. Le Moal, p. 165) d’Aquitaine (P. M. Wadbled, p. 177) ou encore de  Paris (P. Prado, p. 191 et G. Barbichon, p. 203), etc. Néanmoins, force est de remarquer qu’un certain nombre de contributions trouvent ici leur place pour, en définitive, rappeler des réflexions développées depuis un certain temps déjà, comme celles de R. Toinard sur les liens entre les dynamiques démographiques en Côtes-du-Nord et émigration. Semblable commentaire peut être formulé à propos de l’article de M. Le Moal sur Le Havre, celui-ci allant jusqu’à reprendre la vulgate forgée dès la fin du XIXe siècle du Breton migrant devenu « paria » dans son nouvel environnement de vie (p. 168). Il est dommageable de ne pas se demander si ces migrants sont « parias » parce que Bretons ou bien parce qu’ils appartiennent aux catégories sociales les plus défavorisées et donc cantonnées à faire le « sale boulot », lot misérable des migrants les moins fortunés et les moins bien intégrés.  P. Jarnoux, quant à lui, dresse une typologie des Bretons migrants à l’époque moderne : des marchands aux marins en passant par les militaires (p.  120-124). L’impact de ces mobilités sur la société bretonne est également observé. Toutefois, les réflexions les plus stimulantes tournent autour du concept d’identité et cherchent plus particulièrement à savoir en quoi les migrations la modifient et comment, une fois en migration, les individus en construisent une nouvelle. C’est à ce titre que C. Choplin analyse clairement les ambiguïtés du discours de Feiz ha Breiz qui tente de mettre en garde les ruraux bretons face au danger de perdre leur identité catholique s’ils cèdent aux sirènes de la migration vers la ville, plus encore s’il s’agit de Paris, décrite parfois comme l’Enfer sur terre, plus encore après l’épisode communard (p. 151-155). Malgré tout, une fois en migration, l’identité bretonne semble portée par quelques caractéristiques qui transcendent les différents espaces de réception : Le Havre, Paris, mais aussi l’Aquitaine. Le Breton tout d’abord, quand on sait que la Basse-Bretagne a été l’espace le plus touché par le phénomène migratoire, est une langue à la fois barrière à l’intégration, mais aussi ciment communautaire. La religion catholique joue également un rôle important, non pas que la religiosité soit inhérente aux Bretons, mais parce que l’Eglise a su, dans chaque contexte migratoire, développer un clergé local  chargé d’aider mais surtout d’encadrer les hommes en migration (p. 186 et 208-209). La condition de Breton migrant, surtout si elle fut misérable aux débuts, comme dans le cas des bonnes, peut se transformer en une culture victimaire, qui peut paradoxalement devenir a posteriori un objet de fierté. C’est ainsi que le réalisateur T. Compain raconte « l’engouement » à témoigner dans son film Nous n’étions pas des Bécassines (p. 213). L’identité des migrants, c’est aussi celle que l’on sait construite lors des années passées loin de la « petite patrie ». A ce propos, A. Madec évoque le cas des retraités qui décident de revenir passer leurs vieux jours « au pays ». Ceux-ci, malgré des liens jamais rompus avec la Bretagne (p. 242), n’en rencontrent pas moins des difficultés d’intégration en raison du fossé d’incompréhension qui s’est installé entre « mobiles » et « immobiles » (p. 243), allant parfois jusqu’à la négation de l’identité bretonne des premiers par les seconds (p. 245).

Migrations en Bretagne

Enfin, dans une troisième partie, l’ouvrage collectif met sur le métier un champ de recherche largement méconnu : la Bretagne non plus terre d’émigration, mais terre d’attraction pour les migrants allogènes. Dans un premier article, A. Etiemble et A. Morillon rappellent que le phénomène n’est pas récent, notamment en ce qui concerne l’accueil des réfugiés : des jacobites irlandais et Acadiens à l’époque moderne, jusqu’aux Républicains espagnols en 1937 (p. 273-274). Ensuite C. Toczé évoque une minorité religieuse – les Juifs – présente en « Armorique [depuis les] dernières décennies de l’Empire romain » (p. 288), mais confrontée continuellement aux vicissitudes du temps : Affaire Dreyfus, Vichy, antisémitisme du mouvement breton, etc. L’article de C. Liu est également particulièrement stimulant en ce qu’il essaye de comprendre la perception des Chinois confrontés à la ville de Brest, alors qu’ils sont influencés par une image romantique (làngmàn) de la France (p. 345).

Débit breton du XIVe arrondissement de Paris. Carte postale. Collection particulière.

Au final, cet ouvrage collectif qui veut « susciter l’intérêt de la communauté scientifique et du grand public pour un sujet qui mériterait de plus amples recherches », atteint son but. Riche, dense et bien construit, il donne des éclairages précis sur des espaces, des types ou des concepts autour des migrations bretonnes et en Bretagne. A ce titre, il constitue une incontestable pierre angulaire de la réflexion sur les questions migratoires.

Thomes PERRONO

EPRON, Aurélie et LE COADIC, Ronan, Bretagne Migrations et Identité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

 

 

 

1 MUSSET, René, « La population et l'émigration bretonnes », Annales de Géographie, t. 32, n°176, 1923.

2 GAUTIER, Elie, L’émigration bretonne. Où vont les Bretons migrants. Leurs conditions de vie, Paris, Bulletin de  l’entr’aide bretonne de la région parisienne, 1953.

3 EPRON, Aurélie et LE COADIC, Ronan, Bretagne Migrations et Identité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront désormais indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.