Le 13 mai 1958 de Gwen-Aël Bolloré

Il est des noms qui spontanément en font surgir d’autres. C’est ainsi qu’à l’évocation du patronyme Bolloré, il est quasiment impossible de ne pas songer à Ergué-Gabéric, à la célèbre papeterie et, au final, à l’une des plus saisissantes sagas industrielles et financières bretonnes. Né précisément le 5 septembre 1925 dans cette localité du Finistère, Gwen-Aël Bolloré ne contredit pas totalement cette association d’idées puisqu’il assure pendant plus de 20 ans la vice-présidence de cette entreprise. Mais derrière l’image somme toute assez classique du grand patron se cache en réalité une personnalité éminemment complexe, assurément hors-norme. En témoigne l’historique 13 mai 1958, journée qui marque le début du retour au pouvoir du général de Gaulle mais aussi le premier jour de tournage des Naufrageurs, film réalisé en Bretagne sur un scénario de… Gwen-Aël Bolloré1

Le public se rendant sur le tournage des Naufrageurs en 1958.

Cette concordance des temps est bien entendu particulièrement savoureuse – nous y reviendrons – mais dit en réalité bien la subtilité de cet homme qui, capitaine d’industrie, n’en est pas moins épris d’arts et d’avant-garde. C’est ainsi qu’au début des années 1950 il fréquente assidûment les caves de Saint-Germain et côtoie Boris Vian, Jean Cocteau, Antoine Blondin, Michel Déon ou encore Roger Nimier. Homme élégant, Gwen-Aël Bolloré séduit même la sublime René Cosima, actrice aux yeux verts envoutants ayant déjà tourné sous les ordres de réalisateurs célèbres comme Jean-Pierre Melville. Le couple se marie en 1957, quelques mois donc avant que ne débute le tournage de ces Naufrageurs où la femme de Gwen-Aël Bolloré tient le premier rôle, aux côtés de Charles Vanel.

Reste que de par son thème, ce film révèle une troisième composante essentielle de la vie de l’industriel breton : son amour de la mer. Passionné par les océans, il présidera pendant longtemps aux destinées du musée océanographique de l’Odet, sorte de cabinet personnel de curiosités maritimes dont il est à l’origine et qu’il ouvre au public à partir de juillet 1965. Ce faisant, se retrouvent là deux dimensions essentielles de la vie du scénariste des Naufrageurs : la volonté de partage et de transmission de la connaissance et de l’amour de la mer mais aussi un indéniable sens des affaires puisque ce musée est également un entreprise privée. Bien entendu, Gwen-Aël Bolloré multiplie les expéditions, de la pêche au crabe au large des côtes de la Mauritanie à la traque du cœlacanthe, poisson préhistorique mythique vivant par au moins cent mètres de fond. On mesure donc tout ce que peut avoir d’improbable l’union de ce chef d’entreprise finistérien, issu d’une lignée de papetiers qui exercent depuis 1822 à Ergué-Gabéric, avec une actrice de cinéma originaire de Neuilly-sur-Seine.

Le destin de Gwen-Aël Bolloré est d’autant plus extraordinaire que son parcours n’est pas à proprement parler celui d’un héritier. En effet, alors qu’âgé de 16 ans, il est obligé d’interrompre ses études car il rejoint son frère à Londres et rallie en mars 1943 les Forces françaises libres. N’ayant pas encore 18 ans, il intègre unité appelée à devenir légendaire : le commando Kieffer, du nom de ce capitaine de corvette commandant les seuls 177 français ayant pris part, le 6 juin 1944, au débarquement de Normandie. S’il est assurément bien né, Gwen-Aël Bolloré n’en est pas moins du fait de la Seconde Guerre mondiale un homme au parcours estudiantin peu courant, comme en témoigne son doctorat en sciences obtenu à l’âge de 50 ans. Si le terme d’autodidacte n’est sans doute pas celui qui lui convient le mieux, ce parcours n’est pas non plus celui d’un homme du sérail.

Gwen-Aël Bolloré, à gauche, avec son frère, à Londres, en juillet 1943. Archives de l'Ecole navale.

Mais ce brillant parcours de Résistant ne peut pas ne pas renvoyer à ce fameux 13 mai 1958, premier jour de tournage des Naufrageurs. Comme de nombreux Français libres, Gwen-Aël Bolloré entretient une relation particulière au général de Gaulle et sans doute que la perspective du retour au pouvoir de l’homme du 18 juin ne le laisse pas indifférent. La lune de miel sera néanmoins de courte durée pour ce bibliophile invétéré qui, autre corde à son arc, dirige les éditions de la Table ronde. Classée très à droite, la maison publie un certain nombre d’ouvrages plaidant la cause de l’Algérie française et se transforme en véritable bastion de l’antigaullisme. S’il ne rejoint pas les rangs de l’OAS à l’instar d’un Horace Savelli, Gwen-Aël Bolloré n’en demeure pas moins une parfaite incarnation de ces relations parfois difficiles qu’entretiennent les anciens Français libres avec Charles de Gaulle, la question algérienne constituant une ligne de fracture par bien des égards insurmontable. Ces Naufrageurs, dont le tournage commence le 13 mai 1958, en deviennent dès lors encore plus symboliques.

Erwan LE GALL

 

 

1 Pour de plus amples développements on renverra à OLLIVIER, Gilles, « Bretagne 1958. La Bretagne des années 1950-1960 au miroir des écrans », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°11, hiver 2018, en ligne.