La femme mariée et son incapacité

On le sait, la Première Guerre mondiale est du point de vue de la condition des femmes une parenthèse qui, quoi que rapidement refermée en France,  ouvre néanmoins le champ des possibles pour les conquêtes à venir. Fréquemment cité est à cet égard l’octroi du vote en 1944, alors que les Américaines élisent leur président des 1920. Il serait néanmoins faux de croire que rien ne bouge en France aux cours des années suivant l’hécatombe de 1914-1918. Les lignes en effet bougent, comme le montre l’article publié le 20 avril 1937 par Louis-Alfred Pagès dans le quotidien conservateur, catholique et breton L’Ouest-Eclair1.

Carte postale. Collection particulière.

Rappelons d’abord que l’auteur ne nous est pas totalement inconnu. Collaborateur régulier du journal rennais, il vitupère en juin 1936 contre la loi des 40 heures et n’a de cesse de dénoncer la main de Moscou derrière les exactions de la guerre d’Espagne. Seule la mort d’Aristide Briand, à la faveur il est vrai d’un combat commun pour la représentation proportionnelle, semble pouvoir lui permettre d’adopter la position du consensus. Aussi est-il assez étonnant de voir Louis-Alfred Pagès se prononcer en avril 1937 en faveur de la loi sur la capacité civile des femmes qui sera finalement adoptée l’année suivante, au mois de février 1938.

De quoi s’agit-il exactement ? C’est bien entendu au sens juridique que doit s’entendre le terme de « capacité » et le texte qui ici fait référence est le code Napoléon et ses dispositions imposant « le devoir d’obéissance de la femme envers son mari ». Soumise au pater familias, l’épouse est dans l’incapacité – au sens légal du mot – d’étudier au Lycée et à l’Université, de signer un contrat et de gérer des biens, de disposer elle-même de son salaire et n’a bien entendu aucun droit politique. Reléguées au rang d’individus de seconde zone, les femmes sont en ce XIXe siècle naissant assimilées « aux fous, aux mineurs et aux délinquants »2.

En 1937, la situation est toutefois légèrement différente même si les années d’après Grande Guerre se caractérisent par un retour certain à de l’ordre moral. En cela, la coupe à la garçonne est un symbole trompeur en ce qu’elle suscite aussi de très vives réactions qui, elles, participent d’une véritable volonté de préserver l’ordonnancement traditionnel des sexes. Pour autant, les femmes peuvent employer leur paye comme bon leur semble depuis 1907 et ont de surcroît accès à l’épargne. Depuis 1920, comme une première fissure vers le mur qui les sépare de l’exercice des droits politiques, elles peuvent adhérer à un syndicat. Mais, si les relations de couple permettent de contourner bien des obstacles, les épouses doivent encore solliciter l’autorisation de leurs maris pour ouvrir un compte en banque, signer un chèque, contracter une assurance ou encore faire une demande de carte d’identité ou de passeport3. C’est précisément ce à quoi veut remédier un projet de loi présenté en 1937, proposition qui reçoit l’entier assentiment de Louis-Alfred Pagès qui la juge « rationnelle et prudente ».

Carte postale. Collection particulière.

Cette opinion ne doit cependant pas tromper. L’air du temps n’est plus tout à fait celui de l’immédiat après-guerre et trois femmes émargent au gouvernement de front populaire de Léon Blum, certes à des rangs assez subalternes : Irène Joliot-Curie est sous-secrétaire d’Etat à la recherche scientifique, Cécile Brunschvicq est sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale tandis que Suzanne Lacore est sous-secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance. On notera néanmoins que ces deux derniers portefeuilles ne sont pas neutres du point de vue des perspectives de genre. En publiant cet article de Louis-Alfred Pagès, L’Ouest-Eclair entend donc bien participer d’une certaine ouverture. Pour autant, celle-ci demeure extrêmement limitée – et relève en définitive plus de la posture tactique qu’autre chose – puisque derrière quelques concessions de façade, se dessine en réalité des positions visant à conserver l’ordre traditionnel et, plus encore, la primauté masculine au sein de la sphère familiale unie dans les liens sacrés du mariage. Pour Louis-Alfred Pagès en effet, il ne peut y avoir qu’un seul chef de famille : l’homme. En d’autres termes, ce qui est en jeu, c’est bien l’article 213 du code Napoléon selon lequel « la femme doit obéissance à son mari », disposition qui ne sera abrogée que par la loi du 18 février 1938. Et comme souvent en de pareilles circonstances, c’est au nom des plus faibles que se prépare cette lutte. En effet, Louis-Alfred Pagès n’hésite pas à affirmer que « tout système qui diviserait le pouvoir de décision aboutirait à l’anarchie, à l’union libre et passagère, au malheur des enfants ».

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 PAGES, Louis-Alfred, « La femme mariée ne sera plus incapable », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°14 773, 20 avril 1917, p. 2.

2 ROCHEFORT, Florence, « Laïcisation des mœurs et équilibres de genre. Le débat sur la capacité civile de la femme mariée (1918-1938) », Vingtième siècle, revue d’histoire, 2005/3, n°87, p. 129-141.

3 Ibid.