La poursuite d’un travail de pionniers : la vie bouleversée des Nazairiens dans la Grande Guerre

Saint-Nazaire est sans doute une localité qui intéressera grandement les historiens qui, à l’avenir, se pencheront sur l’histoire du centenaire de la Première Guerre mondiale. En effet, si dans l’embouchure de la Loire, comme ailleurs du reste dans le reste de l’hexagone, la mémoire semble venir « d’en bas », celle-ci semble rencontrer un plus grand succès que les initiatives conduites par les institutions pourtant « officiellement » compétentes en la matière. En témoignent les bien maigres retombées rencontrées par l’Ecomusée, établissement plus que jamais moribond, quand, dans le même temps, six associations locales connaissent un réel succès populaire avec une exposition sur les Nazairiens dans la Grande Guerre présentée à la galerie des Franciscains durant les mois d’octobre et novembre 2016. La réussite fut telle qu’un bel ouvrage en fut tiré à l’automne 2018, volume dont il est question dans les présentes lignes .

Carte postale. Collection particulière.

Cette situation n’étonnera d’ailleurs pas celles et ceux qui connaissent bien l’historiographie des lieux. En effet, celle-ci fut longtemps animée avec fougue et entrain par l’Association de recherches et d’études sur le mouvement ouvrier de la région de Saint-Nazaire (AREMORS), entité qui publia dans les années 1970 nombre d’études dont le style rappelle combien l’histoire a été pour beaucoup de militants un prolongement de l’engagement (ou l’inverse). Ici, la filiation est évidente et on se prend à sourire devant telle formulation trahissant un anticléricalisme que certains n’hésiteront pas à qualifier de primaire (p. 24 : « les congrégations religieuses semblent s’être donné le mot pour affluer à Saint-Nazaire ») ou telle expression qui ne dépareillerait sans doute pas dans les colonnes du vénérable quotidien fondé par Jean Jaurès (p. 163 : « collaboration de classe »).

Cela serait pourtant faire erreur que de s’arrêter à ces questions de forme, ou même aux quelques erreurs que l’on peut relever ça-et-là (p. 11 : le tocsin sonné le 3 août ; p. 40 confusion dans les effectifs de temps de paix et de guerre d’un bataillon d’infanterie ; p. 166 : c’est le 22 et non le 25 août 1914 qui a longtemps été considéré comme la journée la plus meurtrière du confit, chiffre qui semble aujourd’hui devoir être nuancé par les premiers résultats du défi collaboratif 1 jour 1 poilu…). Certes, il s’agit d’un travail d’amateurs et les connaisseurs trouveront sans doute matière à souligner quelques faiblesses d’interprétation. Tel est notamment le cas, à notre humble avis, en ce qui concerne l’analyse du mouvement ouvrier pendant le conflit, propos qui ne prend pas en compte les dernières avancées de l’historiographie. Ainsi, les auteurs affirment que « les syndicats ayant promis leur entier concours au gouvernement, celui-ci s’appuie sur eux pour mieux contrôler le monde du travail » (p. 158). Le procès en sociale-trahison n’est pas loin et témoigne d’une réelle incompréhension de ce qu’est la situation économique d’alors, c’est-à-dire une période où l’Etat est à la fois client, pourvoyeur de main d’œuvre (par l’intermédiaire de la loi Dalbiez notamment) et patron – la figure de Maurice Guichard (p. 160-161), grand-père d’Olivier, futur baron du gaullisme, n’étant au final qu’un paravent. Au contraire, il nous semble que l’histoire du mouvement ouvrier à Saint-Nazaire pendant la Grande Guerre, qui est avant tout l’histoire d’Henri Gautier, témoigne d’abord de l’intelligence politique d’un dirigeant qui, ayant parfaitement compris le rapport de forces du moment, sait habilement lâcher du lest pour mieux récupérer sur un autre plan sa mise : tenu par l’Union sacrée, il ne peut empêcher la mise en place du système Taylor mais parvient à négocier de substantielles augmentations de salaire.

Ce faisant, c’est bien ici l’idée de poursuite, en temps de guerre, d’intérêts individuels ou de classe qui se pose. Mais, malheureusement, celle-ci n’est nullement mise en perspective dans cet ouvrage. Ainsi, le concept de « guerre totale », développé dans un long chapitre (p. 166-215), nous semble par bien des égards en décalage certain avec la recherche la plus récente . Dès lors, comment s’étonner que la partie dédiée à l’histoire du corps expéditionnaire américain dans l’estuaire de la Loire entre 1917 et 1919 recycle un certain nombre de poncifs, comme ceux, désormais classiques, liés au jazz (p. 243) ou encore au basket-ball (p. 244) ?

Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, au-delà de ces – réelles – critiques, ce volume est, à l’instar des publications de l’AREMORS du reste,  une mine extrêmement précieuse d’informations. Les quelques 350 pages du livre sont pourvue d’une très riche iconographie et les textes sont basés sur une recherche très complète d’archives. Et c’est bien là la force de cet ouvrage : aborder des sujets qui sont pour l’heure complètement ignorés par l’historiographie et qui mériteraient à coup sûr une étude détaillée. En effet, si l’on connaît bien l’histoire du débarquement des premiers éléments du corps expéditionnaire américain le 26 juin 1917, quid des opérations précédentes qui animèrent singulièrement Saint-Nazaire ? On ne sait en effet quasiment rien du passage dans l’estuaire de la Loire de troupes britanniques en septembre-octobre 1914 (p. 50), canadiennes en février 1915 (p. 92) et russes à l’été 1916 (p. 93). Soyons donc gré aux auteurs de ce beau livre d’avoir livré un travail qui, quoi qu’imparfait, n’en pose pas moins de réels jalons pour la recherche future.

Erwan LE GALL

Ouvrage collectif, 1914-1918. Les Nazairiens dans la Grande Guerre. Une vie bouleversée, Saint-Nazaire, Saint-Nazaire Histoire, 2018.

 

 

1 Ouvrage collectif, 1914-1918. Les Nazairiens dans la Grande Guerre. Une vie bouleversée, Saint-Nazaire, Saint-Nazaire Histoire, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette question, on se permettra de renvoyer LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.