Les sources permettant de faire carrière… ou pas

Qu’il s’agisse d’une démarche généalogique, d’une enquête biographique ou au contraire d’une vaste entreprise prosopographique, s’intéresser aux destins des hommes et des femmes revient bien souvent à retracer une trajectoire sociale, et notamment professionnelle. Autrement dit, les archives sont interrogées dans une intention bien précise : identifier le ou les éléments qui permettent à tel ou tel individu d’accéder à tel ou tel poste de responsabilité. On consultera donc les dossiers scolaires et universitaires mais également les archives relatives aux décorations, comme la base Léonore qui regorge d’informations très précieuses. Pour autant, celles-ci ne doivent pas induire en erreur. En effet, ces sources ne disent pas tout, bien au contraire.

Carte postale. Collection particulière.

Appréhender une réussite, c’est quelque part juger des capacités d’un individu. En effet, un acteur qui est réputé avoir fait « une belle carrière » est celui qui est perçu comme hautement capable, surtout dans une société qui tend à valoriser la fameuse « méritocratie » républicaine : est de qualité celui ou celle qui grimpe les échelons de la hiérarchie – de l’entreprise par exemple – un à un. Et, a contrario, ne l’est pas, ou tout du moins l’est nettement moins, la personne dont la vie s’apparente à une trajectoire plane. Et que dire de la descente sociale ? Véritable tabou, elle renvoi à un impensé parfaitement bien symbolisé par le fameux « ascenseur social ». En effet, si l’on ne cesse de le décrire comme grippé, on a aussi tendance à oublier qu’il fonctionne dans les deux sens, et qu’il est du reste beaucoup moins esquinté lorsqu’il s’agit dévaler les étages en direction du rez-de-chaussée, quand ce n’est pas du troisième sous-sol…

Mais s’arrêter à une étude scrupuleuse des acteurs ne suffit pas. Une trajectoire plane ne signifie en effet pas obligatoirement que tel ou tel individu ne « méritait » pas de grimper l’échelle sociale. Celle-ci peut tout simplement s’arrêter prématurément du fait d’un sommet de pyramide déjà bien occupé. L’armée, sauf bien évidemment à devenir mexicaine, est à cet égard un bon terrain pour illustrer cette réalité. Si la Grande Guerre d’Alexis Meuric se révèle, au final, pour ce fils de paysan breton, être un tel ascenseur social, c’est qu’il bénéficie des places libérées par, dans un premier temps, l’hécatombe des premiers mois du conflit, dans un second temps l’essor de l’arme aérienne. A chaque fois, ces dynamiques jouent comme un appel d’air tirant cet individu vers le haut, ce qui néanmoins ne réduit en rien ses mérites. Se trouver en face d’une opportunité est une chose, la saisir en est une autre… C’est ce dont témoigne, par exemple, Roger Le Hyaric dont la trajectoire fulgurante dans les rangs de l’armée des ombres ne peut être comprise si on ne prend pas en compte la redoutable efficacité de la répression nazie.

Déceler ce qui fait la carrière d’un individu nécessite donc de s’intéresser à son environnement, ce qui conduit du point de vue des archives à considérablement élargir le spectre des recherches. Mais cette remarque vaut également pour les acteurs qui stagnent. En effet, l’échec ne signifie pas nécessairement qu’un individu soit incapable, ou médiocre, mais, parfois, qu’il évolue dans un environnement peu propice à la mobilité. En d’autres termes, si un individu ne parvient pas à grimper une échelle hiérarchique, cela est parfois dû à un certain nombre de barreaux sciés. Or si les portes de la réussite se referment, ce n’est pas tout le temps imputable au hasard. Le degré de concurrence est un facteur à ne pas négliger et c’est bien souvent sous l'angle des interactions entre les acteurs qu’il faut chercher. Les historiens du fait politique savent d’ailleurs particulièrement bien traquer ces inimitiés entre « fauves » qui accouchent de luttes homériques pour le contrôle d’un parti ou l'investiture dans telle ou telle circonscription nécessairement cruciale. Dans ce cas, la trajectoire plane ne disqualifie nullement un acteur mais rappelle juste que, à ce moment précis, il est tombé sur plus fort que lui.

Carte postale. Collection particulière.

C’est là qu’entre en scène l’image que renvoient, plus ou moins involontairement, les individus, notion que l’historien Frédéric Rousseau a récemment employée sous le nom de « capital de réputation »1. Efficace, l’expression montre bien en quoi les sentiments qu’inspirent un acteur pèsent au moins aussi lourd que ses capacités pour expliquer une trajectoire sociale. C’est par exemple le cas du peintre Fernand Léger qui se voit refuser l’accès à la Section de camouflages du fait de différents artistiques datant d’avant-guerre, alors que son camarade André Mare, qui aura pourtant une carrière de peintre beaucoup plus discrète, l’intègre2. Mais, sournoise, la mauvaise réputation si joliment chantée par Georges Brassens ne se laisse pas facilement appréhender par les archives, surtout lorsqu’il s’agit de sources administratives, la plupart du temps complètement muettes sur le sujet. Le plus souvent, ce sont les archives du for privé, les lettres, carnets et mémoires, qui délivrent la clef d’une trajectoire non-aboutie. Une réalité qui complexifie bien entendu grandement les recherches…

Erwan LE GALL

 

 

1 ROUSSEAU, Frédéric, 14-18, Penser le patriotisme, Paris, Gallimard, 2018, p. 91.

2 RONDEAU, Tristan (Edition de), Fernand Léger. Lettres à Charlotte et André Mare (1906-1932), Sainte-Marguerite-des-Loges, Edition BVR, 2019, p. 67.