A propos de bonnes œuvres en Grande Guerre

 Pour qui sait l’employer, la presse est définitivement une source d’une inépuisable richesse, y compris lors des premières semaines de la Première Guerre mondiale. En effet, sans vouloir passer sous silence les mécanismes de censure et de « bourrage des crânes » qui apparaissent dès la mobilisation générale, il convient néanmoins de garder le sens de la nuance. La notion de propagande est en effet indissociable d’une certaine verticalité qu’il convient d’avoir à l’esprit. Pour le formuler abruptement, L’Ouest-Eclair de l’automne 1914 n’est assurément pas la Pravda de la fin des années 1940. C’est du reste ce que rappelle un courrier publié en première page du grand quotidien catholique rennais le 30 septembre 1914.

Carte postale. Collection particulière.

Signé par un certain L. Cosson, ce courrier s’insère dans un éditorial d’Arthur Bernède, écrivain prolifique à qui l’on doit plus de 200 romans dont les célèbres Belphégor et Vidocq. Prenant la plume en tant que Breton – il est né à Redon en 1871 – l’homme de lettre exalte – dans un exercice parfaitement classique de mobilisation intellectuelle en faveur de l’effort de guerre – le patriotisme de la péninsule armoricaine et de ses habitants. C’est d’ailleurs là une première ambiguïté qu’il convient sans doute de signaler. En effet, si Arthur Bernède entend baser ses « notes sur la guerre » sur des courriers qui lui sont adressés, force est néanmoins de constater que la date de publication de cet article ne tient peut-être pas totalement du hasard : en ce 30 septembre 1914, il apparaît sans doute évident que, non, la guerre ne sera pas courte et que, non, les hommes ne seront pas rentrés dans leurs foyers pour Noël. Le patriotisme dont il s’agit ici est donc probablement plus performatif qu’il n’y parait de prime abord et peut-être faut-il également voir dans cet anodin éditorial un outil de remobilisation des esprits.

Toujours est-il que c’est bien à l’appui de la description du lien qui unit l’arrière au front qu’Arthur Bernède publie une courte lettre du gérant d’une conserverie de sardines de Quiberon :

« Monsieur le directeur,
J’ai l’honneur de vous informer, qu’à la suite de la lecture des journaux demandant que l’on donne des vêtements de laine à nos chers soldats, j’ai demandé aux femmes de l’usine dont je suis garant, si elles voulaient tricoter des chaussettes pour eux, vous devinez leur réponse. Je leur fournis donc la laine et demain 80 femmes tricoteront pour nos héros.
Si je me suis permis de vous écrire ce fait très simple, c’est parce que j’ai pensé qu’en le mettant dans votre journal cela pourrait donner l’idée à d’autres usines de sardines qui pourraient en faire autant.
Il y a encore peut-être cent usines qui travaillent et les filles après leur journée ou en attendant la sardine ne demanderaient pas mieux de faire ce travail.
L. Cosson
Gérant de l’usine Philippe et Canaud
Quiberon »1

A première vue, une telle archive parait caractéristique de l’investissement de la société bretonne dans le conflit, autrement dit d’une certaine forme de totalisation de la guerre en cours, les femmes soutenant à l’arrière leurs époux au front. On profitera d’ailleurs de l’occasion pour souligner combien cette source témoigne de la perpétuation d’une certaine division sexuelle des tâches : non seulement les femmes ne découvrent pas le travail avec la Grande Guerre mais, pendant que leurs maris défendent la Nation agressée, elles leurs tricotent des chaussettes. C’est bien là la vision ancestrale de l’épouse protectrice et maternelle qui est ici mobilisée.

Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, on notera que même en ce domaine, les femmes demeurent dans une position subalterne car c’est bien L. Cosson, le gérant de l’usine, un homme donc, qui est à l’origine de cette charitable et patriotique initiative. Or cette position n’est pas sans interroger. Malheureusement, les archives ne nous permettent pas d’en savoir plus sur cet individu mais force est de constater que sa situation transgresse cette division sexuelle des tâches puisque, et encore plus en cet automne 1914 où la politique de récupération sévit avec une vigueur intransigeante, il est alors censé se trouver au front, et non pas à la tête de cette conserverie. Certes, il est possible que cet homme soit « affecté spécial », sa présence à son poste étant jugée indispensable. Peut-être également que déjà âgé, il est trop vieux pour porter les armes. Mais on connaît le cas d’engagés qui, bien que libérés de leurs obligations militaires, se portent volontaires pour les tranchées. Dès lors, une question évidente se pose : et si ce courrier et cette initiative, pour patriotiques qu’ils soient, relevaient d’une stratégie de mise en conformité avec la morale patriotique du moment ? En d’autres termes, et si cette généreuse œuvre philanthropique n’avait d’autre but que de masquer certaines accusations d’embusquage qui pourraient être adressées à ce gérant de conserverie ? Après tout, n’est-il pas légitime de se demander à qui profite réellement une telle initiative ? En l’état actuel de la documentation, rien ne permet de lever le doute…

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 BERNEDE, Arthur, « Encore… toujours… pour nos soldats ! », L’Ouest-Eclair, 16e année, n°5528, 30 septembre 1914, p. 1.