De la biopsie en histoire : « l’affaire Paul Gignoux »

 

Le titre de l’ouvrage que Gilles Vergnon publie aux Presses universitaires de France résume parfaitement l’intention de cet historien : en partant de « l’affaire Gignoux », sordide fait divers qui voit en 1937 des enfants en lyncher un autre dans un quartier de Lyon, il s’agit d’interroger la violence politique dans la France du Front populaire1. En mêlant admirablement récit et analyse, l’auteur délivre une magistrale leçon de méthode qui non seulement réhabilite le fait divers en tant que matériau historique mais, surtout, constitue un véritable plaidoyer en faveur des variations d’échelles et notamment des travaux à spectre resserré. Car à n’en pas douter, ce crime épouvantable est bien plus qu’une atroce histoire ayant viré au drame : elle est le révélateur d’une époque et, plus précisément sans doute, du « retournement des rapports de force en défaveur du Front populaire » (p. 91). Mais la leçon dépasse sans doute le strict cadre de ces années 30 finissantes, indissociables de la montée des périls. En effet, à plusieurs décennies d’intervalle, l’affaire n’est pas sans évoquer celle de l’agression à Orléans de Paul Voise, fait divers dont on a longtemps dit qu’il avait définitivement fait basculer l’élection présidentielle de 2002. C’est donc aussi le pouvoir des médias qu’interroge cette affaire.

Fait divers ou politique

Tout part donc d’une histoire véritablement horrible survenue dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon et narrée en détail dans la presse, y compris bretonne :

« Hier soir, vers 9 heures, le jeune Paul Gignoux, 8 ans, fils de marchands de vins, rue Chazières, et neveu du président du tribunal de commerce, rentrait chez lui ensanglanté et tombait dans les bras de ses parents, après leur avoir dit qu’il avait été attaqué par des enfants en sortant d’une vente de billets de loterie au bénéfice d’un patronage livre du quartier.
On appela un médecin, qui constat que le malheureux garçonnet, qui avait été lapidé, avait le crâne fendu, les dents brisées, et portait de nombreuses plaies.
Paul Gignoux devait succomber deux heures plus tard.
L’enquête aboutit à l’arrestation d’une douzaine de garçons de moins de 12 ans, qui furet d’ailleurs relâchés, n’étant pas justiciables des tribunaux pour enfants en raison de leur jeune âge. »2

Mais ce récit froidement journalistique, description clinique des faits, ne saurait rendre compte de l’événement dans toute sa complexité. En effet, la victime n’est pas n’importe qui mais Paul Gignoux, le fils d’un membre du Parti social français (p. 20), et ses assassins sont tous perçus comme étant des enfants de partisans du Front populaire (p. 60).

Biopsie historique

Face à un tel fait divers, les risques sont nombreux pour faire obstacle à la démarche historienne. Le premier est sans doute celui qui consisterait à se muer en procureur et à essayer, plus de 80 ans après les faits, confortablement installé dans son moelleux cabinet de travail, à reprendre l’instruction afin de désigner le ou les coupables. Si enquête il doit bien entendu y avoir, celle-ci ne saurait procéder ni à charge ni à décharge – ce qui reviendrait à tomber dans l’écueil du diagnostic rétrospectif à partir de la consultation d’archives médicales – mais doit consister en une objectivation des subjectivités afin de pouvoir monter en généralité : « Au-delà de la procédure judiciaire et policière, mais en s’appuyant sur les matériaux qu’elle fournit, l’historien doit tenter d’éclairer l’arrière-fond de l’affaire » (p. 47). A dire vrai, le sujet du livre est moins l’assassinat de Paul Gignoux que la violence politique qui s’exprime en cette fin des années 1930 dans un champ  qui en est traditionnellement préservé : l’enfance (p. 11).

Chronique d’une enfance englobée par le champ politique. Collection particulière.

En effet, cela serait une grave erreur de reléguer cette « affaire Gignoux » dans cette sorte de seconde division académique qu’est l’histoire dite « locale », manière de suggérer qu’il n’y aurait rien à apprendre d’un tel matériau historique. Précisons du reste que le corolaire de cette dévalorisation intellectuelle, que l’on a malheureusement trop souvent l’occasion de déplorer, est la production d’enquêtes complètement décontextualisées, où l’histoire est désolidarisée de son cadre géographique mais aussi social, culturel, politique… bref, de ce qui fait un territoire. C’est par exemple cette tendance qui, pour l’histoire de la Première Guerre mondiale, consiste à invoquer le « front », comme si on se battait de la même manière dans les Alpes et en Flandres, en 1914 et en 1918. Ici, la méthode est rigoureusement inverse et c’est de la technique de la « biopsie », pratique chirurgicale consistant à prélever un tissus pour l’analyser au microscope et en déduire à l’échelle du corps humain d’éventuelles pathologies, que se revendique Gilles Vergnon (p. 14).

Si l’image est assurément efficace, la démonstration est admirablement menée. Le premier chapitre revient ainsi en détail sur les faits en usant bien entendu de multiples archives policières et judiciaires mais, surtout, en dépeignant avec précision le climat dans lequel se déroule l’affaire. Comme dans une sorte de métonymie de l’hexagone, le quartier de la Croix rousse est alors caractérisé par une forte « polarisation politique » (p. 19) qui est sans doute de nature à influer si ce n’est sur les événements au moins sur leur lecture immédiate : ce sont en effet bien là les cadres sociaux de la mémoire identifiés par M. Halbwachs qui se donnent à voir3. La lapidation dont est victime Paul Gignoux s’inscrit dans une géographie dont Gilles Vergnon révèle toute la complexité car à la « sociabilité enfantine de quartier », puisqu’à l’évidence tous les protagonistes se connaissent, répond une « sociabilité politique », les deux sphères étant clairement intriquées (p. 32). Celle-ci s’incarne à l’évidence dans les établissements scolaires fréquentés par ces enfants, Paul Gignoux revenant de l’école dite « libre » et tombant sous les pierres jetées par les élèves de celle dite « publique », dimension qui n’est pas sans faire écho à la guerre scolaire que connaît la Bretagne.

Abolir les frontières

Ajoutons que dans le cadre de cette « affaire Gignoux », ne pas varier les échelles et se limiter à un cadre strictement lyonnais serait passer à côté de l’important écho engendré par ce meurtre, onde de choc qui n’épargne pas la Bretagne. C’est d’ailleurs un des intérêts de cet ouvrage que de faire fi des frontières et de mettre en lumière un fait divers, mais aussi social, culturel et politique, dont, spontanément, classiquement serait-on tenté d’écrire, on pourrait penser qu’il ne rentre pas dans le cadre de « l’histoire de la Bretagne » alors qu’en définitive il y a toute sa part. En témoignent par exemple La Volonté bretonne, organe du Parti social français dans la péninsule armoricaine, qui voit dans ce meurtre un des symboles de la « dictature rouge » ; ou encore L’Ouest-Eclair qui assène : « A Lyon, des gosses lapident un enfant qui n’avait pas leurs opinions politiques » (p. 79). La Bretagne s’insère donc bien dans « cette culture du fait divers qui met à la une, images à l’appui, le récit coloré » du drame (p. 68). Or ces articles, lus comme des archives, en disent moins sur le crime en lui-même que sur les différentes normes et représentations de la violence politique, mais aussi de l’enfance, en vigueur. Dans la péninsule armoricaine comme ailleurs, ce sont les journaux de droite qui, posture victimaire oblige, paraissent les plus prompts à relayer l’affaire (p. 71) et l’on ne s’étonnera pas de voir le conservateur et catholique L’Ouest-Eclair y consacrer plus d’articles  (12 au total, p. 70) que la Dépêche de Brest, dont le positionnement éditorial est probablement plus centriste. Certes, il convient bien entendu de se méfier du prisme nécessairement déformant que constitue la presse. Pour autant, il n’en demeure pas moins que les « ondes de choc » (titre du chapitre 2 de l’ouvrage) se font ressentir jusqu’en Bretagne, d’où partent lettres et cartes de condoléance à l’attention des parents Gignoux (p. 108).

Abolir les frontières est ici d’autant plus impératif que le meurtre du petit Paul Gignoux suscite un bon nombre d’analyses qui prennent leur source dans le prisme particulier que constitue la guerre d’Espagne. Et Gilles Vergnon de rappeler une chronologie qui dit bien l’entrelacement des séquences puisque deux jours après le drame de la Croix-Rousse survient le bombardement de Guernica. Or, « on ne peut extraire l’un de l’autre, la lecture des événements en France étant constamment parasitée par ce qui se passe outre-Pyrénées » (p. 13).

Mais les frontières dont il est question ici ne sont pas uniquement celles des nations. Le fait est que parmi les agresseurs de Paul Gignoux figurent deux petites filles (p. 25) et que l’un des quolibets sous lequel l’enfant tombe concerne sa chevelure. Mais si l’on connaît les discours relatifs à la coupe à la garçonne, ici c’est de la coupe « à la Jeanne d’Arc » dont il est question. C’est cette coiffure qui entraîne non seulement les moqueries mais une insulte éminemment significative du point de vue de l’histoire du genre : « fille » (p. 48 et suivantes). Ce faisant, ce sont aussi les contours d’une masculinité perçue comme idéale, car exacerbée, qui sont esquissés par cette enquête.

Les enfants instrumentalisés par le champ politique. Carte postale. Collection partiulière.

Face à une sociohistoire trop souvent déterritorialisée à force de grilles de lectures unanimement structuralistes, « l’affaire Gignoux » telle qu’exposée par Gilles Vergnon paraît constituer un antidote d’une grande valeur épistémologique. Car il convient de ne pas se méprendre. Brillant exercice de micro-histoire usant à merveille des variations d’échelle, cet ouvrage dépasse de loin le cadre de ce seul drame en analysant méticuleusement la prégnance de la violence politique dans l’enfance française de la fin des années 1930. Ce faisant, loin de se limiter à un strict panorama des forces idéologiques en présence, tableau précis et nuancé (p. 98 sur la place de la question sociale dans la doctrine du PSF par exemple) mais néanmoins attendu des discours qui s’affrontent, le volume replace les représentations dans leur contexte social (p. 165). Car ce sont bien deux cultures qui ici entrent frontalement en collision, l’une de gauche qui légitime une certaine forme de violence au nom des « virilités ouvrières », l’autre de droite qui érige au contraire le « contrôle de soi » et le « sang-froid » en vertus cardinales (p. 66)).

Démonstration est donc encore une fois faite – et de brillante manière – de la nullité de la prétendue opposition entre histoire culturelle et sociale. Or à l’heure où ces stériles débats paraissent pourtant devoir resurgir dans le champ de la séquence 1939-1945, la période 1914-1918 se trouvant singulièrement démonétisé avec la fin du centenaire de la Grande Guerre, un tel propos est essentiel. Il est en effet difficile de ne pas se projeter à la lecture de ce livre dans ce qui suit et de dévorer ces pages en faisant fi de ce qui suit, à savoir la Seconde Guerre mondiale. Le fait qu’on y croise le nom André Philip (p. 119) n’est sans doute pas étranger à cela. Or l’histoire des conflits, et particulièrement de celui-ci, est indissociable de celle de corps (p. 242 et suivantes, l’auteur faisant référence notamment aux travaux de l’historien George L. Mosse sur le concept de « brutalisation »4) qu’il convient de resituer dans leur environnement social. C’est aussi ce que rappelle Paul Gignoux.

Erwan LE GALL

VERGNON, Gilles, Un enfant est lynché. L’affaire Gignoux, 1937. Violence et politique dans la France du Front populaire, Paris, Presses universitaires de France, 2018.

 

 

 

 

 

1 VERGNON, Gilles, Un enfant est lynché. L’affaire Gignoux, 1937. Violence et politique dans la France du Front populaire, Paris, Presses universitaires de France, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 « Des enfants tuent un de leurs camarades à coups de pierres », La Dépêche de Brest, 51e année, n°19 379, 26 avril 1937, p. 2.

3 HALBWACHS, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1952.

4 MOSSE, George L., De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette littératures, 1999.