Les cinéastes amateurs brestois entre 1946 et 1995 : entre reconstruction de Brest et quête de la renaissance du Club des cinéastes amateurs

 

Le cinéma amateur est un passionnant d’objet d’enquête, au croisement de l’histoire de l’art bien entendu, mais aussi de l’histoire culturelle, économique, technique, politique et même, dans le cas de cette ville de Brest renaissant de ses cendres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire de l’urbanisme. Tour d’horizon par Gilles Ollivier.

Par Gilles OLLIVIER

 

« Tonnerre, tonnerre, tonnerre de Brest
Est-ce que toi aussi ça te bouleverse ? »
Miossec, 1964 (2004)1

Brest et son pays ont été souvent pour le cinéma un lieu de tournage. Qui ne se souvient pas de Gabin sur l’escalier du cours Dajot ? On suit volontiers l’écrivain breton Philippe Le Guillou lorsqu’il écrit : «  Ce pourrait être une icône brestoise, l’image connue de Jean Gabin descendant, à la fin du film de Jean Grémillon Remorques, l’escalier du cours Dajot qui mène au port. »2 Mais, à côté des fictions et documentaires professionnels, des cinéastes amateurs ont enregistré et monté aussi des images sur le territoire brestois. Installée depuis 1995 à Brest, la Cinémathèque de Bretagne3 les met à l’honneur. En 2017, elle conservait 26 385 éléments (sur 29 255 catalogués), tous supports confondus (argentique, vidéo, bandes son), parmi lesquels une majorité de films tournés par des amateurs, notamment de Brest, affiliés à un club ou pas4.

Brest, le cours Dajot et le port de commerce. Carte postale. Collection particulière.

Ces images ont pu être un contrepoint aux images du cinéma professionnel et de la télévision de Paris et de Rennes (à partir de 1964). Elles témoignent aussi, parfois jusqu’à la caricature, de ce qui domine dans l’esthétique professionnelle de leur époque et qu’elles s’appliquent à reprendre. Qui sont les cinéastes amateurs brestois ? De quels regards et de quelles représentations ces amateurs et leurs films sont-ils porteurs ?5 Si l’esprit d’équipe du Club des amateurs cinéastes de Brest est fort, de 1949, année de sa création, à 1995, année de l’exposition qui lui est consacrée par la Cinémathèque de Bretagne au moment où il disparaît, des personnalités créatrices, par leurs films, parfois avant la guerre 39-45, ont contribué à donner au cinéma amateur brestois un intérêt culturel et artistique puis patrimonial.

 

L’abbé Bothorel, faire du cinéma amateur une activité pastorale dès les années trente

Pour l'abbé Bothorel, membre du Groupement des amateurs cinéastes catholiques6, filmer en 8 mm la cérémonie de la promesse chez les scouts ou le Congrès eucharistique de 1936 c'est continuer son œuvre de prêtre. Il parle lui-même à propos de son activité cinématographique d' « une sorte d'apostolat ». En 1932, alors professeur d'anglais au collège brestois du Bon secours et aumônier des scouts, il se souvient du projecteur à images fixes puis du projecteur Pathé-Baby que ses parents lui avaient offerts dans sa jeunesse, ainsi que des spectacles d'ombres chinoises qu'il improvisait au Séminaire de Quimper vers 1915. Convaincu que la réunion de Noël, où parents et enfants sont conviés, serait encore plus vivante grâce à de petits films tournés pendant les camps des louveteaux, l'abbé achète sa première caméra 8 mm chez un photographe de la rue de Siam. Il donne ainsi à certains enfants, qui filment leur aumônier de temps en temps, le goût de la technique cinématographique. S'il fait seul les montages, il laisse à ses scouts ou à ses élèves du collège le soin de choisir les musiques d'accompagnement. Le cinéma d'amateur, par sa fonction de restituer les souvenirs, apparaît ici encore comme une technique favorisant la sociabilité mais aussi développant l'encadrement clérical. Bien que l'abbé Bothorel filme parfois par curiosité personnelle, par exemple la revue navale de 1937, en présence du président de la République Albert Lebrun, pendant laquelle des croiseurs tels que le Dunkerque et des torpilleurs des escadres de l'Atlantique et de la Méditerranée rentrent dans la rade de Brest ; l'essentiel de son activité cinématographique reste lié à ses activités pastorales. Peu de temps avant la guerre, il tourne pour la Jeunesse étudiante chrétienne féminine. Réalisé à partir d'un scénario écrit par un jésuite inspiré par la charité, le film raconte l'histoire de deux jeunes brestoises, l'une orpheline et l'autre pas, et montre des images uniques du Brest d'avant le bombardement de 1944. Recteur de Rumengol à partir de 1941, il vise dans son objectif les travaux des champs, moissons à la faucheuse et battages, arrachages de pommes de terre, pour lesquels jeunes, vieux, garçons et filles se retrouvent encore dans les années cinquante. Il en fait des sujets de projection pour la Jeunesse Agricole Chrétienne ou pour les premières parties du cinéma paroissial. Bien cadrées, ces bandes, réalisées dans des campagnes en pleine transformation mécanique, économique, ont aujourd'hui une valeur en matière d'ethno-histoire7.

Le Club des cinéastes amateurs de Brest, l’esprit d’équipe

Le Club des cinéastes amateurs de Brest est créé en 1949, après les clubs de Nantes, dès 1945, Dinan et Saint-Nazaire en 1946, sous le statut d’association sans but lucratif, la même année que le Ciné-club de Brest. Le CCAB, malgré des passages à vide, va s’avérer un peu plus dynamique et d’une longévité plus importante que le Ciné-club. Son but est le « développement et la compréhension des joies et des beautés du cinéma d’amateur par l’organisation de séances familiales » (février 1949). Plus précisément,

« Le club a pour but d’encourager le développement de l’art cinématographique d’amateur dans les formats 16 mm, 9,5 mm et 8 mm. Cet encouragement se traduit par la réalisation technique et artistique personnelle ou collective de films d’amateur, qui sont ensuite projetés devant les membres du club. » (24 janvier 1949)8

Le conseil d’administration est présidé par Corentin Beauvais, pharmacien dans la Cité commerciale, secondé par Ernest Le Bozec, médecin, Albert Pinhas, chirurgien dentiste et secrétaire, Marcel Jouanneau, libraire et secrétaire adjoint, Louis Leroy, herboriste et trésorier, Jacques Commenge, transitaire et trésorier adjoint. Il est par ailleurs composé de cinq membres, qui sont respectivement contrôleur technique au Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, épicier en gros, commissaire de police, rédacteur en chef du journal Le Télégramme de Brest et médecin9. Le Télégramme de Brest consacrera ainsi régulièrement des articles au CCAB, signe d’une volonté d’intégrer le club dans la vie sociale et culturelle locale.

Course Falmouth - l'Aber-Wrac'h 1960 - Film de Corentin Beauvais. Cinémathèque de Bretagne.

En décembre 1968, lors du Gala du cinéma d’amateur, Corentin Beauvais se souvient :

« 1946… notre ville commence à peine à panser ses terribles blessures ; à cette époque les distractions sont rares et la télévision ne nous emprisonne pas encore dans nos maisons. Un essai de film documentaire me donne une première idée des possibilités de la caméra, et surtout le désir d’en savoir davantage. La réunion de quelques amis et de quelques personnes intéressées donne très vite naissance, en 1947-1948, à notre club que nous baptisons Club des Cinéastes Amateurs de Brest. »10

Si le siège social est d’abord provisoirement le Syndicat d’initiative régional de Brest, situé dans la Cité commerciale, place de la Liberté, les locaux ne conviennent pas à des séances de projection par manque de cabine et des discussions tard dans la nuit qui gênent les propriétaires. Le club est donc hébergé successivement dans la baraque de la Chambre de commerce, dans les sous-sols du cinéma Vox, dans le restaurant « Au bon goûter », de nouveau dans la Chambre de commerce reconstruite, dans un café, en 1954 dans la salle de l’Automobile-Club, puis en 1972 à l’École de commerce, avant le patronage laïque Sanquer11. Dès 1950, le club se dote d’un bulletin mensuel, Le cinéaste brestois. Il subsiste jusqu’en 1975 malgré quelques vicissitudes et interruptions12. Dans le premier numéro, le président écrit un texte titré « Travail d’équipe » : « Seul l’esprit et le travail d’équipe permettront d’atteindre ce but envié : faire un film vraiment Club et non pas un de ces films que l’on garde jalousement pour soi au même titre que le film familial » exhorte-t-il. De 1957 à 1963, la quatrième région de la Fédération française des clubs de cinéma amateur (FFCCA), qui correspond au Grand Ouest, de Brest à Poitiers et du Mans aux Sables-d’Olonne, est présidée par Corentin Beauvais en personne. De plus, les cécéabistes organisent quatre concours régionaux, en 1953, 1969, 1979 et 1988 ; deux concours nationaux, en 1961 et 1974, ce dernier sous la présidence dynamique et enjouée du docteur Alain Guihard. Pourtant, si en 1950, le club rassemble plus de 120 membres, seulement une dizaine d’entre eux sont réellement des « mordus »13. En 1963, le bilan est amer. Dans Le cinéaste brestois on peut lire : « Les adhésions ont diminué, la production s’est ralentit au point de devenir inexistante et ce phénomène n’affecte pas seulement notre club. » Il arrive même que le club ne présente pas de films au concours régional, en 1960 et en 196214. La télévision est mise en cause, mais aussi la méconnaissance de la fonction de formation du club ouverte aux cinéastes amateurs potentiels, au-delà des films de famille. Vers 1975, le club connaît un nouvel essor sous la férule d’une nouvelle, jeune et dynamique équipe, initiée au Super 8. Bien que Le Télégramme titre en 1979 « Ces Brestois qui tournent en silence : le cinéma amateur se porte bien », on ne compte plus qu’une quarantaine de membres15. Entre 1980 et 1987 c’est Louis Groppa, adjoint au centre EDF de Brest, âgé de 51 ans, réalisateur entre autres, en 1980, de Chair de poule sur l’élevage et le conditionnement du poulet dans le Finistère, qui préside le club. En 1995, malgré l’ouverture d’une section vidéo, IRIS Film, le club végète16.

Vent sous vergues - Film de Corentin Beauvais. Cinémathèque de Bretagne.

Les films réalisés par les cécéabistes sont d’abord des reportages ou documentaires sur le thème de la mer. En août 1958, Corentin Beauvais, René Pluet et Ernest Le Bozec réalisent, en 16 mm, Vent sous vergues, à l’occasion de la course des Grands voiliers de Brest à Las Palmas. Les cinéastes n’hésitent pas à faire des prises de vue depuis les bateaux personnels, des vedettes de la Marine nationale et des Scouts marins ainsi que d’un avion17. Plusieurs fois primé au Concours régional d’Angers de 1959, il obtient également cette année là, lors du Challenge cinématographique de Toulon, le Grand prix du Film maritime décerné par la Marine nationale18. Mais si la mer est une passion pour certains, c’est aussi un métier pour d’autres comme en témoignent les films de Corentin Beauvais, La pêche à la coquille Saint-Jacques, en 194919 et Goémoniers à Béniguet, lapins et pigouillers en 1955. Lors du 33e Congrès du Bleun-Brug, mouvement d’action catholique et culturel bretonnant, qui se tient à Sainte-Anne d’Auray au début d’août 1951, sont projetés La résurrection de Landévennec, toujours de Corentin Beauvais, à l’occasion du retour des moines à l’abbaye, et Les moissonneurs de la mer de Pierre Caouissin (les pêcheurs de goëmon de Kerlouan), également membre du CCAB et frère d’Herry, membre du comité directeur du Bleun-Brug. Les frères Caouissin sont souvent considérés comme les « pères » du cinéma culturel breton à travers une expérience semi-professionnelle. Herry (1913-2003), Ronan (1914-1986) et Perig (né en 1922), auxquels il faut ajouter Ronan (1914-1986) animent de 1952 à 1956, la Brittia Films, « association cinématographique folklorique et culturelle » : Herry est auteur et réalisateur, Perig chef opérateur, et Ronan régisseur20. En 1952, lors du congrès du Bleun-Brug de Tréguier, Pierre Caouissin et Corentin Beauvais sont de nouveau présents avec un film, respectivement Elorn et Trois loch d’Ecosse. Un troisième cécéabiste est présent, Pierre Duquenne avec Vivre plus loin (mort et obsèques d’une Carmélite)21. D’autres films réalisés dans le club sont des fictions comme L’enfant des autres, tourné en 1964, à la demande du Commissariat de la ville, qui raconte comment un garçon d’une dizaine d’années tombe dans la délinquance en volant des vélos22. Plus généralement, il y a une tendance aux films noirs, souvent joués par François Madec, spécialisé dans les rôles de gangster et par ailleurs photographe professionnel. D’autres films enfin sont des films de voyage, parfois scénarisés comme India Remembers, en 1965, de Marcel Jouanneau, parti en Inde en 1959, et Alain Guihard, pour l’aide au scénario (un major anglais partage ses souvenirs des colonies avec un ami français)23. Au fil du temps, des hommes et des femmes méconnus ou dont l’activité disparaît sont filmés : les Johnnies, (des Bretons de Roscoff qui vendent en Angleterre les produits agricoles bretons pendant une campagne de six mois, vers 1955, par Alain Guihard ; Fine la passeuse, passeuse à la godille entre Lanildut et Lampaul Plouarzel, en 1973, puis la paysanne et poétesse Angéla Duval dans Le chant de la terre en 1977, par Jo Potier… En 1979, Louis Groppa et Gilbert Tari, électricien à l’Arsenal, âgé de 30 ans, tournent, en 16 mm et en noir et blanc, La charrette de la nuit, film inspiré de la légende bretonne de l’Ankou. Pour l’occasion, ils obtiennent le concours de la jeune troupe d’acteurs de Plouguin24 et créent, tout en restant dans le club, leur propre groupe, Studio 816 (huit car ils font du Super 8 et 16 car ils sont équipés pour tourner principalement en 16 mm)25. Ainsi, si le CCAB, comme les autres clubs de cinéastes amateurs, est à la recherche d’une légitimité cinématographique, par ses productions et ses relations de proximité avec le tissu local, social et institutionnel, il est aussi sans cesse à la recherche d’une légitimité culturelle, qu’il trouve plus ou moins dans une relation aux patrimoines local et régional26.

Hervé Calvez et Jean Le Goualch, filmer le temps entre terres et mer

Parmi les cécéabistes, certains montrent une singularité liée tout autant à leur personnalité qu’à leur manière d’envisager le cinéma amateur. Par exemple, le jeune Bertrand Kérézéon, venu du Caméra club de Nantes, à la recherche de nouvelles expressions visuelles, réalise en 1979 Night-time in the switching-yard (16 mm sonore, 4’40’’), animation en volume pour un film noir interprété par deux poupées Mattel ! Deux autres cinéastes amateurs sont aussi singuliers, par leur rapport au temps qui passe : Hervé Calvez et Jean Le Goualch.

A Locronan, lors de la grande Troménie (1989). Carte postale. Collection particulière.

Hervé Calvez, agriculteur de Guiclan, a découvert le cinéma amateur dans les années cinquante. Influencé par les frères Caouissin de Brittia Films27 et leur cinéma semi-professionnel breton, il achète une caméra. En 1996, il écrit : « je ne fais partie du club que par intermittence à cause du travail et aussi à cause de la distance (je fais 100 km à chaque réunion !) »28. Il se met à filmer tous les pardons finistériens, grands et petits, tels que la Grande Troménie de 1982, celui de Notre-Dame de Lambader à Plouvorn ou de sa propre commune, enregistrés dans leur intégralité durant les étés, puis monte, sonorise et titre durant les hivers. La durée des films peut aller de vingt minutes à une heure29. A ce sujet, Cécile Eveillard a pu noter :

«  Ainsi s’attache-t-il à filmer les hommes et les femmes par qui les traditions perdurent, par qui les danses, les chants, les costumes survivent… […] c’est avec beaucoup d’humanité que Calvez parvient à retranscrire à l’image la foi des fidèles rassemblés ici autour d’un évènement sacramentel important. […] Par des gros plans, des vues subjectives, Hervé Calvez plonge lui aussi le spectateur au cœur du pardon. L’ambiance sonore enregistrée sur les lieux-mêmes et reproduite dans son film ne fait qu’accentuer l’impression de réalisme. […]  Agriculteur à plein temps, cinéaste amateur le reste du temps, caméra à la main, Hervé Calvez pose sur le monde qui l’entoure le regard d’un ethnologue, d’un bretonnant, d’un catholique pratiquant… C’est ce qui fait toute la richesse de ses images.  »30

Hervé Calvez confirme :

«  Le mystère du Folgoët, film des frères Caouissin, a eu une influence sur ma pratique du cinéma. Quand je filme un pardon, je mets une connotation bretonne Feiz ha Breiz, Foi et Bretagne31 : images de coiffes bretonnes, cantiques bretons pour la musique. J’ai toujours eu l’esprit de l’abbé Perrot, breton et catholique : Feiz ha Breiz. »32

Mais les préoccupations du cinéaste amateur sont autant mémorielles - conserver la mémoire des grands évènements et une tradition qui disparaît petit à petit - que techniques :

« Pourquoi ai-je filmé plusieurs fois le même pardon ? Au tout départ j’ai filmé en muet. Puis est venu l’idée de sonoriser le film ce qui fait que je suis retourné prendre le son au magnétophone l’année suivante. A chaque fois, je filmais parce que je voulais filmer mieux ou qu’il me manquait un plan pour le montage. Puis j’ai eu une caméra sonore si bien que j’avais de meilleures images et un meilleur son synchronisé. »33

C’est dans l’univers urbain brestois que Jean Le Goualch, diplômé de l’École des Travaux publics, exerce quant à lui comme ingénieur à la Ville et à la Communauté urbaine. Ce qui le caractérise c’est son enthousiasme et son humour comme en témoigne Les coulisses du trombone, fiction tournée à la mairie de Brest en 1960, sur le thème de l’utilisation abusive de trombones, mais surtout ses films amateurs sous-marins des années cinquante : Sous le miroir bleu, reportage filmé entre Le Conquet et la pointe Saint-Mathieu en 1954 ; Rendez-vous chez Neptune, film de chasse sous-marine en famille, (1955) ; Expédition Gradlon, du nom du roi de la ville d’Ys, (1956)34 ; La crique du pirate, (1958). Par ailleurs, il se lie d’amitié avec l’artiste Pierre Péron. Jean Le Goualch s’intéresse d’abord, dès l’âge de 10 ans, à la projection cinématographique au patronage L’Armoricaine puis s’achète une caméra 8 mm avec grand angle en 1951. S’il pratique la chasse sous-marine dès 1946, c’est sa rencontre avec Jacques-Yves Cousteau, pas encore célèbre, lors de sa présentation de son film Par dix-huit mètres de fond, au Foyer du Marin de Brest, en 1948, qui fait de Jean Le Goualch l’un des pionniers de l’image sous-marine à la pointe de Bretagne :

« Pour ceux que le sujet intéressait, ils n’étaient pas légion, ces projections ont eu un retentissement considérable. Pour la première fois, le fait de filmer sous l’eau semblait à portée de main pour le commun des mortels. […] Ça a tout déclenché. Très rapidement, j’ai fait l’acquisition d’un boîtier étanche spécial pour ma Camex 8 mm de chez Ercsam. Il a fallu confectionner un petit aileron pour la stabilité des prises de vue dans l’eau. »35

Lorsque que le commerçant photo de la rue de Siam, membre du CCAB visionne Sous le miroir bleu, il l’invite à venir au club. Par la suite, La crique du pirate, récompensé plusieurs fois dans les concours de la Fédération, au Festival national du film amateur de Saint-Cast et au Festival international du cinéma indépendant d’Olbia,est un scénario sur le thème de la chasse au trésor d’un garçonnet avec de nombreux plans sous-marins36 :

« J’ai réalisé ce film, se souvient le cinéaste amateur, avec mon fils qui avait alors huit ans. À ce moment-là, nous plongions avec des bouteilles. La principale difficulté était la clarté de l'eau. Il fallait tenir compte de la marée. Les scènes de La crique du pirate ont été tournées à cinq, six mètres de profondeur, mais sans lumière artificielle. »37

Le passionné Jean Le Goualch a mis aussi son expérience du cinéma amateur au service de la ville de Brest et de l’histoire locale. Citons Ce Brest dont il ne restait rien, Brest et la mer. A ce propos, l’amateur précise :

« J'ai fait des films de commande, vers 1960, en 16 mm, avec un copain, Kernois, Directeur du Service des Affaires Économiques et de l'Industrialisation de Brest. C'était l'époque de la municipalité Lombard. Nous avons d'abord fait  Brest à l'heure de l'espoir  autour d'activités socio-économiques. Le film a été projeté lors d'une foire-exposition au stand de la ville. Il y a eu ainsi toute une série. Certains de ces films sont passés à la télévision régionale.  Brest dont il ne restait rien, film de montage d'images des ruines en 1945 [1964, 16 mm], a été commenté en anglais et en allemand pour les villes jumelées à Brest. Ça m'intéressait, mais il n'y a pas de touche personnelle là-dedans. »38

C’est l’époque de la reconstruction de Brest. Ce Brest dont il ne restait rien est l’occasion pour le cinéaste amateur et féru d’histoire locale39 de recopier en 16 mm deux films réalisés à Brest par deux amateurs brestois des années trente, Monsieur Maucurier et l’abbé Bothorel. Ce Brest dont il ne restait rien est composé de deux parties : la première est constituée d’images des ruines de Brest réalisées à la Libération et la seconde évoque la renaissance de la ville, Brest la blanche. Le film se termine par la remise du prix de l’expansion régionale au maire. C’est une décennie plus tard qu’il réalise trois films40 avec son ami Pierre Péron, dont Au fil de la Penfell. Jean Le Goualch raconte encore :

« Nous avons réalisé ensemble en 16 mm [en 1973] Au fil de la Penfell, la rivière qui coule à Brest. La presse a qualifié le film de poétique. Nous y avons beaucoup travaillé. Même à l'Arsenal, nous avons veillé à travailler davantage sur les reflets que sur la réalité. Il fallait être là au bon moment, pour le jeu de la lumière naturelle. C'était formidable. »41

Pierre Péron, un artiste chez les amateurs

Pierre Péron est brestois d'origine. Élève des Beaux-arts, à Brest puis à Nantes, il travaille avant la guerre pour le journal La Dépêche de Brest, alors qu'il est professeur de dessin à Paris. C'est ainsi l'auteur de Peskett et Bigoudi, l'histoire d'un homme-poisson et d'une sirène, paru d’octobre 1937 à octobre 1938. En 1935, il rejoint les artistes du groupe bretonnant Seiz Breur, autour notamment du peintre et graveur René-Yves Creston, qui revendiquent un art moderne inspiré des traditions bretonnes. Il est alors affichiste et graphiste. Après avoir été impliqué dans la décoration du pavillon de la Bretagne à l’exposition universelle de 1937, il devient peintre de la Marine en 1942 et conservateur du musée de la Marine à Brest à partir de 197242. Ses créations sont foisonnantes, parfois fantaisistes car c’est une personnalité non dénuée d’humour. En juin 1950, Pierre Péron tourne en 16 mm Tonnerre de Brest, film d’animation d’une dizaine de minutes avec marionnettes dans le décor du Brest d’entre les deux guerres (le Grand Pont, la Penfeld, le Château, l’entrée de Recouvrance) et en parler brestois. La projection est prévue en octobre au cinéma Le Celtic qui sera alors rebâti. Les décors et les personnages sont travaillés par Pierre Péron. Charles Chasse écrit dans Le Télégramme de Brest le 29 juin :

«  Le début du film aura l’allure d’un documentaire : l’auteur y figurera devant une large bassine où il mêlera la pâte à papier dont il va pétrir ses marionnettes ; on le verra retoucher de son pinceau le visage d’un marin qui sera, comme il convient, un des protagonistes de la comédie. Puis voilà les marionnettes qui, agitées par ses doigts, se mettront en branle ; et Péron ensuite, disparaîtra, laissant la place à ses marionnettes qui, toutes, seules, évolueront sur la scène. »

Les personnages sont Marie, commère de Recouvrance et épouse du retraité Théodore, Jean leur fils et Fine, amie de Marie… Si Pierre Péron tourne à Paris c’est qu’il est alors professeur de dessin dans une école municipale à Saint-Denis. La réalisation est le fruit du travail et de l’ingéniosité d’une équipe d’amateurs. L’article relate que la scène de l’accident du tramway est filmé dans « le sous-sol d’un magasin d’accessoires cinématographiques, dans le voisinage du bois de Boulogne, chez Roger Masson qui, en tant que cinéaste amateur, a déjà remporté deux premiers prix internationaux et dont deux films Désirs et Délices ont récemment été projetés sur l’écran de l’établissement Reflets, place des Ternes ». Pierre Péron est accompagné dans son travail de J. J. Baur, instituteur alsacien, pour le déplacement des marionnettes, et d’Albert Cévaër, originaire de Recouvrance, Breton de Paris, professeur d’école technique. C’est lui, ainsi que mademoiselle Renée Balanant et Pierre Péron, qui prêteraient aux personnages leur accent brestois. Toutefois, le générique diffère un peu par rapport aux informations données dans l’article du Télégramme de Brest : les voix créditées pour les marionnettes sont celles de Mariam Le Goff et de Pierre Péron.

Tortik et Balibouzik - Film de Pierre Péron et Pierre Galbrun. Cinémathèque de Bretagne.

Le tournage s’avère un bel exemple de la recherche, de l’obstination et de la persévérance d’amateurs éclairés et passionnés : trois bobines enregistrées pendant plusieurs semaines étant trop grises, il faut recommencer les prises de vue ! Le journaliste du Télégramme conclut son article sur Tonnerre de Brest : « ce Tonnerre là est sans doute, pour Brest, l’annonciateur d’une magnifique aurore ».43 Faut-il voir dans cette œuvre une nostalgie du Brest d’avant-guerre, un deuil difficile à faire ? Il est vrai que Pierre Péron travaillera les années suivantes sur le Brest qui n’est plus, tant dans ses films que par les publications auxquelles il participe.44

C’est ici que nous retrouvons la collaboration avec Jean Le Goualch du CCAB :

« Notre collaboration cinématographique , débutée dès 1963, lorsque j’avais remanié et complété le film qu’il avait tourné à Paris avec son ami Pierre Galbrun, Brest à travers les siècles45 [qui devient en 1964 Ce Brest dont il ne restait rien], s’était poursuivie par la réalisation de Trois visages de Brest où je suivis pendant quatre mois la progression des peintures des fresques Brest 1865 et Brest actuel qu’il réalisait à la mairie de Bellevue. »46

Pour Jean Le Goualch Au fil de la Penfell est le film le plus élaboré de leur collaboration. Pierre Péron en a l’idée en 1972, mais les nombreuses journées de montage laissent au peintre « des regrets, car je devais réduire à 200 mètres le kilomètre de pellicule que nous avions utilisé »47. Volontairement poétique dans sa conception, le film est aux yeux de Jean Le Goualch, quinze ans après, « déjà devenu un document historique » car « le parc de Penfeld et l’urbanisation de la Cavale Blanche ont envahi les coteaux de la rivière, les berges ont été aménagées, les pieux arrachés un à un, le pont de Villeneuve a été édifié, celui de Kervallon a disparu et la tour Tanguy a retrouvé son toit en éteignoir. »48 Le film, accompagné d’une musique des Pink Floyd, est projeté trois fois par jour pendant une semaine dans la salle des conférences de l’Hôtel de ville49. Il est alors sans doute le symbole d’une ville qui, après la reconstruction et en pleine modernisation, cherche encore et toujours à construire son avenir sans négliger son passé et ses origines. Il n’est pas anodin que les auteurs du film, l’un puisant son imaginaire dans le passé, l’autre membre actif du personnel de la municipalité œuvrant à l’évolution du tissu urbain50, aient rappelé dans le titre le nom d’origine de la rivière de Brest, qui coule alors entre l’aéroport et le port. Il y a comme un écho des propos tenus en 1957 par Edmond Soufflet, professeur de Lettres et auteur du livre Notre vieux Brest en 195451 : « Nous pensons simplement qu’aujourd’hui et demain doivent se lier pour créer, que le futur est enraciné dans notre passé »52. Comme si la gestation d’une nouvelle représentation de la ville commence à peine.

 

XYZ et Acis 8, des clubs amis ou concurrents du CCAB ?

Si le CCAB est historiquement le club de cinéma amateur incontournable à Brest, deux autres clubs s’y sont implantés, moins importants en nombre de membres, mais pouvant être à la fois concurrents et amis. En 1959 est créé le Groupe des amateurs brestois cinéastes, ou Groupe ABC. De manière classique,

« L’association a pour but d’encourager le développement de la création et de la technique cinématographique dans l’amateurisme. Elle ne poursuit aucun but lucratif et s’interdit toute activité commerciale, politique ou confessionnelle. »

Le club est fondé par Claude Auguet, comptable ; Pierre Duquenne, représentant ; Claude Her, ingénieur ; Raymond Jouannis, directeur d’entreprise et Maurice Le Treut, professeur de Judo53. À l’origine du club on compte deux membres du CCAB depuis quatre à cinq ans : Pierre Duquenne, qui accueille le siège social et les séances du club chez lui, rue Jean Jaurès, et Claude Her. Ce dernier se souvient :

« A l’époque, le CCAB organisait beaucoup de séances de projection, mais peu ou pas de séances techniques et critiques. On y voyait beaucoup de 16 mm couleurs. Or Pierre Duquenne pensait qu’il était possible de faire de bons sujets simples avec peu de moyens. Pourtant, lui-même avait déjà tourné De gueules vêtu d’argent, en 16mm, un scénario sur le thème d’une bagarre de famille chez un notaire. L’objectif était de montrer que le cinéma amateur, toujours dans un esprit d’équipe, était à la portée des gens aux moyens réduits et que l’on pouvait malgré tout avoir des idées, pas uniquement des belles images. »54

Ainsi, si Pierre Duquenne possède une Pathé Webo 16 mm, Claude Her utilise une Camex 9,5 mm. Dès 1960, le président de l’association, Corentin Beauvais n’est pas content de la similarité des sigles de ce nouveau club avec celui du CCAB le club change de nomination par boutade et se nomme désormais XYZ C’est sous cette appellation qu’il présente au concours régional de Saint-Nazaire, en 1960, Secours d’urgence, dans la catégorie  « scénario » (8 mm, noir et blanc, 8’) ; dans la catégorie « genre » Considérations originales sur les arrangements et combinaisons (9,5 mm, noir et blanc, 2’30’’) et De gueules vêtu d’argent (16 mm, noir et blanc, 16’)55. Cependant, comptant moins d’une dizaine de membres, le club XYZ ne subsiste que très peu de temps à cause du départ de son inspirateur Pierre Duquenne, qui quitte la région.

Camera Camex 9,5 mm. Vintagecamera.fr.

ACIS 8 s’implante à Brest en 1977. Ce n’est pas une création, mais un déménagement. En 1976, la famille Michel et leur ami Daniel Dartois, acteur amateur, fondent à Rennes l’Atelier de cinéma Super 8 (ACIS8), qui cherche, sans remise en cause du Club des cinéastes amateurs de Rennes (CACR), un peu plus de liberté créative à partir du Super 8 sonore qui amène à faire plus de plans séquences. Nommé à la Faculté de Sciences de Brest, le maître de conférences en mathématiques s’installe avec son club. « Lorsque je suis venu à Brest, déclare-t-il en 1979, tout en entretenant d’excellentes relations avec le club local, j’ai préféré garder mon autonomie, ce qui n’interdit pas des contacts fréquents ! »56 Cette année-là, on compte une quarantaine de cinéastes amateurs brestois, inégalement répartis entre membres du CCAB, qui tournent plutôt 16 mm, et d’Acis 8, mordus du Super 8. Pierre Michel est alors secrétaire de l’Union régionale des clubs des cinéastes de l’Ouest (URCCO) et délégué à la Fédération nationale. Il est alors réputé pour la maîtrise de la prise de son direct sur le Super 8, d’habitude peu satisfaisante57. Pas moins de 38 films sur des sujets divers, fictions majoritairement et documentaires, sont réalisés par l’atelier familial jusqu’en 199558. Parmi ces films, citons : Die Mauer (une vision du mur de Berlin en 1975), Le strapontin (1978, un vieux clown revoit sa vie), L’auberge du Fromveur (1978, des frères siamois arrivent dans une auberge perdue au bord de la mer...) et La solution (1979, une réflexion, mêlant réalité et fiction, pour le moins originale sur la catastrophe de l’Amoco-Cadiz, qui propose de menacer Paris par un ballon dirigeable rempli de pétrole (!) et qui se conclut sur l’image du pétrolier disloqué près de la côte par les propos suivants : « Tant que la décentralisation sera un vain mot , Bretagne tu trembleras »). Dans les années 90, l’atelier s’essaie à la vidéo et réalise en 1994, en partenariat avec l’Atelier Théâtre du lycée de l’Iroise de Brest, CharleBagne (25’) sur le thème des « années-lycées » vues par les lycéens eux-mêmes.

Cinéastes amateurs brestois et professionnels, entre rencontre et devenir

À la fin des années cinquante, la télévision reste, comme à ses débuts, une aventure qui rassemble des hommes, des cameramen, venus de tous les milieux. À la télévision on tourne alors en 16 mm. En 1958, le Journal télévisé cherche, dans chaque département, des amateurs susceptibles d'être désignés comme « correspondants » avec mission de filmer des actualités locales. Le remboursement de la pellicule et le paiement de 400 francs par mètre de film passé sur l'antenne en sont les conditions59. Marcel Jouanneau, libraire, l’un des fondateurs du CCAB en 1949, travaille comme pigiste pendant de nombreuses années pour la Télévision Française et occasionnellement pour la chaîne américaine CBS. L'amateur raconte :

« Paris m'appelait pour me demander de couvrir tel ou tel incident, catastrophe, ou évènement marquant de la région, parfois jusqu'à Pontivy. Le montage se faisait à Paris, puis à Rennes à partir de 1964, lors du lancement du journal télévisé régional. Les équipes de Paris ne se déplaçaient que pour des évènements inhabituels comme la venue du Président de la République ou pour des reportages de plusieurs jours pour lesquels le son demeurait indispensable. »60

Dans ce contexte de recrutement télévisuel, la Fédération française des clubs de cinémad’amateurs (FFCCA), méfiante, écrit dans le mensuel Ciné Amateur de mars 1958 :

« [...] des règlements peuvent être imposés, soit à nos clubs, soit à nos amateurs, pour délimiter leur champ d'action, les empêcher de filmer des reportages, empêcher même la projection de tels films dans nos clubs ou nos concours, nous attirer une surveillance de la part de la T.V.F. ».

Et de conclure :

« Nous devons rester amateurs dans toute la force du terme, c'est-à-dire libres et sans recherche d'un but lucratif (...) Il va sans dire que les amateurs devenus correspondants seront immédiatement radiés de nos concours. »

Cela ne sera pas systématiquement suivi d’effets. Les relations entre les clubs de cinéma amateur et la télévision peuvent donc être tendues. En 1979, dans Le Télégramme du 27 mars, on peut encore lire sous la plume du journaliste Jacques Richard : « Antenne 2 en particulier a essayé de "casser les club" en attirant à elle des cinéastes auxquels on faisait miroiter la possibilité d’une projection publique touchant des millions de personnes ». Le journaliste poursuit :

« D’autres chaînes ont connu les mêmes rapports avec le cinéma amateur qui ne veut surtout pas être récupéré à bon compte par le monstre télévision. Celle-ci risquerait de dénaturer complètement la finalité des clubs en s’ingérant dans leurs affaires internes. »62

Le rapport au cinéma est plus révérencieux. En 1950, le réalisateur Jean Delannoy adapte pour le grand écran, avec l’aide de Jean Aurenche et de Pierre Bost, le roman d’Henri Queffelec, Un recteur de l’île de Sein, avec entre autres Pierre Fresnay, Madeleine Robinson, Daniel Gélin. Quelques scènes d’extérieurs sont tournées en Bretagne, dont certaines à Plouguerneau63, Corentin Beauvais et Pierre Caouissin, dont le frère d’Herry est conseiller folklorique sur le film, prennent quelques images du tournage64. Une soirée autour d’un vin d’honneur est offerte par le CCAB et organisée entre les cécéabistes et l’équipe du film à l’hostellerie Bel-Abri en Lannilis. Un article paraît dans Le Télégramme de Brest le 15 avril 1950. Il est titré « Les purs du cinéma reçoivent les professionnels » et on y apprend que Pierre Fresnay a été nommé membre d’honneur du CCAB :

« Plus de cinquante cinéastes amateurs se trouvaient réunis autour de leur président, M. Beauvais, lorsque Pierre Fresnay et Mme Yvonne Printemps prirent place à la table d’honneur, accueillis par une salve d’applaudissements enthousiastes. »

Le journaliste relate une atmosphère conviviale, mais aussi fraternelle : ainsi le président du CCAB lève son verre « à la prospérité du cinéma français ». Jean Delannoy prend la parole au nom de l’équipe d’acteurs et de techniciens :

«  Il est extrêmement réconfortant de constater que, dans une ville aussi meurtrie que Brest, on trouve des hommes qui manifestent un si bel optimisme et une si franche activité dans le domaine du cinéma, source de tant de joie et de tant de satisfaction. Que ne suis-je pas comme vous un amateur ? »

A la révérence des cinéastes amateurs aux professionnels, ceux-ci leur renvoient l’image idéalisée de l’amateur diffusée par la presse spécialisée, au nom de la liberté et l’absence de contraintes commerciales, mais qui participe aussi à la déception de cinéphiles face aux productions d’amateurs.

Bien plus tard, Joël Tasset est, quant à lui, l’exemple d’un amateur du CCAB passé professionnel tout en exerçant toujours aux échelles locale et régionale. Formé à l’École des Beaux-arts de Brest, il ne reste dans les années soixante-dix que sept à huit ans au CCAB sans se préoccuper du clivage amateur/professionnel et envisage très vite le cinéma d’animation. En 1972, le jeune Joël Tasset, âgé de 26 ans, admirateur de Walt Disney et de ses successeurs, fait de l’animation en amateur, ce qui est peu banal dans le milieu. Il est alors étalagiste dans un grand magasin brestois. Membre du CCAB, il reconnaît volontiers ses points faibles : «  Ce qui concerne la mise au point, les éclairages m’échappe encore un peu, mais je ne désespère pas de m’améliorer dans ce domaine grâce aux contacts que, justement, je peux avoir au sein du CCAB. »65 Il a déjà créé un personnage nommé Globule, « une sorte de petit garçon très chevelu qui a l’aspect d’un homme des cavernes «  et dont le « quotidien est le nôtre, et ses aventures reflètent celles qui peuvent arriver à tout un chacun. »66 « Certains de mes films ont été applaudis par deux cents à trois cents personnes lors de séances de gala du CCAB et j’ai eu des articles dans Le Télégramme. Cela m’a amené à penser que je pouvais poursuivre ailleurs ». Il poursuit : « Je n’aime pas terminer les dessins. Je fais plutôt des croquis rapides. Ce que je recherche, dit-il, c’est toute la vie que l’on peut donner à un personnage. Il faut aimer faire vivre. »67 En 1982, déjà professionnel, Joël Tasset fonde Joël Tasset Productions, qui réalise des films de commande, notamment pour la Communauté urbaine de Brest. Surtout, il crée des personnages animés dont Buzuck (en référence au mot breton qui signifie le lombric). Celui-ci, personnage de dessin animé créé en 1971, apparaît sur Antenne 2 en 1974 et devient le héros d’une série diffusée sur TF1 entre 1986 et 1989, puis sur FR3 régional en 1990-199168. Le rêve est devenu réalité, au moins quelques années… grâce à la télévision69.

Carte postale. Collection particulière.

La vidéo, analogique à partir des années quatre-vingt, puis numérique, n’a pas été l’avenir du cinéma amateur escompté, pas plus à Brest qu’ailleurs. Le CCAB s’est peu à peu éteint dans les années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui le fond Beauvais70 et d’autres membres du CCAB sont déposés à la Cinémathèque de Bretagne, à Brest même. Leur diffusion permet de les rendre visibles à la télévision, sur Internet, lors des Rencontres mensuelles de la Cinémathèque organisées aux Studios, salles de cinéma rue Jean Jaurès, et dans diverses manifestations et créations artistiques. Au-delà des images conservées du passé, les archives non filmiques des clubs brestois et particulièrement du CCAB témoignent aussi d’une expérience sociale et culturelle aux caractères similaires avec d’autres clubs, mais aussi particuliers. Le CCAB et plus largement le cinéma amateur brestois ont contribué à une représentation à la fois nostalgique et moderne de la ville et de la vie à Brest : territoire de coexistence entre une bourgeoisie et un milieu ouvrier, un catholicisme et une idéologie de gauche, une culture bretonne et la culture française ; une culture urbaine, une culture rurale et une culture maritime. Dans une ville hantée par son passé d’avant-guerre, qu’elle cherche à reconstituer pendant et après la reconstruction, au moins jusqu’aux années 2000, le cinéma amateur brestois n’a cessé de chercher à renaître par la volonté de quelques Brestois, cinéastes amateurs et amateurs de cinéma, personnalités convaincues de créer dans un esprit d’équipe. Dans son roman noir Paris-Brest, Tanguy Viel écrit, rageur, qu’à Brest « on n’a rien réinventé du tout, seulement empilé des pierres sur des ruines enfouies »71. Au propre comme au figuré ? Pas si sûr… En témoigne, par exemple, le succès de la table Mash-up, dispositif virtuel et ludique construit en 2017 par l’association Côte Ouest et la Cinémathèque de Bretagne, avec le soutien de la municipalité. Sur la base de deux corpus d’images de Brest, de sons et de musiques, le public peut revisiter à l’infini les lieux brestois, des années trente aux années soixante, créer son propre petit film comme « un puzzle à (ré) inventer »72, dans un aller-retour entre la carte, la représentation, et le territoire vécu, les regards…

Gilles OLLIVIER, Agrégé d’Histoire-Géographie,
Chercheur associé à la Cinémathèque de Bretagne

 

 

 

 

 

1 Pour sa chanson Brest sortie sur son album 1964, le clip est composé d’images du chanteur brestois sur scène et d’images de films de famille tournés par son père en Super 8 dans les années 1960-70.

2 LE GUILLOU, Philippe (ill. KERARVRAN, Philippe), L’escalier des brumes, Brest, Éditions Dialogues, 2017, p. 104. Le film, adaptation du roman éponyme de Roger Vercel paru en 1935, dont le tournage débute en 1939, sort en 1941, après de longues péripéties liées au début de la guerre.

3 https://www.cinematheque-bretagne.fr/ A propos d’une brève histoire de la Cinémathèque de Bretagne à Brest : OLLIVIER, Gilles, « Cinémathèque de Bretagne », Dictionnaire d’histoire de Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2008, p. 164 et « 1958 en Bretagne au miroir des écrans », in LE GALL, Erwan, et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 399-400. Pour une histoire plus complète : OLLIVIER, Gilles, « Le cinéma amateur : pratiques, patrimoine et identité bretonne », in DUGALES, Nathalie, FOURNIS, Yann et KERNALEGENN, Tudi (dir.), Bretagne plurielle. Culture, territoire et politique,-Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 89-92.

4 Rapport d’activité de la Cinémathèque de Bretagne, 2017, p. 30.

5 Cet article se veut le troisième d’un triptyque consacré au cinéma amateur dans les métropoles de la Bretagne historique, Rennes, Nantes et Brest. Les deux articles précédents de l’auteur sont « Quand les amateurs prenaient la caméra », Place publique Rennes et Saint-Malo, n°33, janvier-février 2015, p. 9-16 ; « Le cinéma amateur à Nantes/Saint-Nazaire, un patrimoine vivant », Place publique Nantes/Saint-Nazaire, n°51, mai-juin 2015, pp. 98-103. En complément, citons « Il y a 40 ans à Saint-Malo. Quand le cinéma amateur filmait les conflits sociaux », Place publique Rennes et Saint-Malo, n° 38, novembre-décembre 2015, p. 99-102. Citons pour une histoire du cinéma amateur qui servira de mise en perspective de l’histoire du cinéma amateur brestois abordée ici : OLLIVIER, Gilles, « Portrait de l'amateur en franc-tireur (1). Histoire(s) de l'amateur en cinéma : une figure ordinaire en quête de liberté ? » p. 29-42 ; « Portrait de l'amateur en franc-tireur (2). Histoire(s) de l'amateur en cinéma : une quête de liberté pour un cinéma extra ordinaire ? » p. 43-58, Atala, Cultures et sciences humaines, numéro 19, Passage à l'amateur. Enjeux politiques et esthétiques d'un autre cinéma (COMOLLI, Jean-Louis, LE CAÏNEC, Yola et MOUËLLIC, Gilles dir.), Rennes, Centre de réflexion universitaire du lycée Chateaubriand, 2016 ; OLLIVIER, Gilles, « Le cinéma amateur : pratiques, … », art. cit., p. 69-94.

6 Pour des informations sur ce groupement : OLLIVIER, Gilles, « Portrait de l’amateur en franc-tireur (1)… », art. cit., p. 39-41.

7 Entretien de l’auteur avec l’abbé Bothorel, avril 1987.

8 Sous-Préfecture de Brest, Bureau des associations, Déclaration d’association.

9 Dans l’ordre Xavier Mahé, Yvon Suignard, André Bruneteau, Jean Klein et Jean-Jacques Teyssandier.

10 Programme du gala du cinéma amateur, 6 décembre 1968, à l’occasion de l’anniversaire du club, Cinémathèque de Bretagne, Brest.

11 Sur les pas du Club des Cinéastes Amateurs de Brest, texte de l’exposition de 1995, préparée par Cécile Eveillard, Cinémathèque de Bretagne, Brest.

12 Archives conservées à la Cinémathèque de Brest.

13 Sur les pas du Club des Cinéastes Amateurs de Brest, op. cit.

14 Programmes conservés à la Cinémathèque de Bretagne, Brest.

15 27 mars.

16 Sur les pas du Club des Cinéastes Amateurs de Brest, op. cit.

17 Pour visionner le film conservé à la Cinémathèque de Bretagne OLLIVIER, Gilles, « Bretagne 1958. La Bretagne des années 1950-1960 au miroir des écrans, En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°11, hiver 2018, en ligne.

18 Le Télégramme de Brest, 8 juillet 1959.

19 Film 8 mm, 12’20’’, couleurs et noir et blanc, muet. Le commentaire de Corentin Beauvais peut se lire dans Le CCAB en images de Cécile Eveillard rédigé pour l’exposition sur le club en 1995, Cinémathèque de Bretagne, Brest.

20 Ouest-France, 4-5 août 1951. Sur les frères Caouissin et la Brittia Films, OLLIVIER, Gilles, « 1958 en Bretagne au miroir des écrans », op.cit., p. 397 et article en ligne cité en note 17. Perig sera aussi assistant du réalisateur professionnel Roger Moride, originaire de Landerneau, pour le court métrage et documentaire Penn ar bed, 1953.

21 Ouest-France, 4 août 1952.

22 Dès 1951, le Club tourne un film de commande pour l’Automobile Club du Finistère, un film de vulgarisation du Code de la route destiné à être projeté dans les écoles, les patronages et les groupements postscolaires du département. Le film, moyen métrage en 16 mm, est tourné avec l’aide des gendarmes de Pontanezen et des sapeurs-pompiers de Brest ; des scènes sont prévues en ville avec une circulation artificielle ce qui nécessite le blocage d’une rue entière, Le Télégramme de Brest, 12 juin 1951.

23 Sur les pas du Club des Cinéastes Amateurs de Brest, op. cit.

24 Le Télégramme, 28 février 1979.

25 GRANDMONTAGNE, C., « Deux cinéastes amateurs brestois en quête de comédiens bénévoles pour tourner leur second film », Le Télégramme, 26 septembre 1979.

26 Voir à ce sujet : OLLIVIER, Gilles, « Le cinéma amateur : pratiques, … », art. cit., p.74-79. Ainsi, en 1983, le Brestois Louis Groppa est l’auteur d’un film 16 mm sur les moulins à marée, produit par l’Institut Culturel de Bretagne.

27 BERTHOMÉ, Jean-Pierre et NAIZET, Gaël, Bretagne et cinéma, Rennes/Brest, Éditions Apogée/Cinémathèque de Bretagne, 1995, p. 19-20.

28 Lettre adressée à l’auteur, le 20 mars 1996.

29 EVEILLARD, Cécile, « Le regard des cinéastes amateurs sur les pardons », Hauts lieux du sacré en Bretagne, Kreiz Breiz 6 Etudes sur la Bretagne et les Pays Celtiques, Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique / Université de Bretagne occidentale, 1997, p. 128-129.

30 Ibid., p. 128-130.

31 Du nom de la revue de l’abbé Perrot, fondateur du Bleun Brug en 1905.

32 Lettre adressée à l’auteur, 5 octobre 1997.

33 Lettre adressée à l’auteur, 21 novembre 1999.

34 Le tournage est raconté par Jean Bronnec dans Le Télégramme de Brest des 8 et 9 janvier 1957.

35 GERMAIN, Jean-Luc, « Jean Le Goualch, plongeur cinéaste amateur. En 1948, Cousteau a déclenché ma passion », Le Télégramme, 26 juin 1997.

36 Pour le découpage du film : LE GOUALC'H, Jean, « La crique du pirate », Ciné caméra huit, n°15, 3e année, mars avril 1960, p. 102-104.

37 Entretien avec l’auteur de l’article, 30 juillet 1997.

38 Ibid.

39 Pour ses publications locales voir : https://www.ouest-france.fr/jean-le-goualch-etait-un-amoureux-de-brest-515070

40 Au fil de la Penfell, 1973, 16 mm couleur ; Trois visages de Brest, 1975, 16 mm couleur ; La grande grue toujours vivante, 1978, 16 mm couleur.

41 Entretien avec l’auteur de l’article, 30 juillet 1997.

42 LE HENAFF, Fanch (dir.), L’art graphique et moderne de Pierre Péron, Lopérec, Éditions Locus Solus, 2015, et voir l’exposition du peintre de la Marine Pierre Péron, 9 janvier 1988, Vidéo INA : http://www.ina.fr/video/RNC8801112876 ; PERON, Françoise et Yves-Marie, Pierre Péron de A à Z, Spezet, Coop Breizh, 2002, et Tous les Brest de Pierre Péron, 2014, Spezet, Coop Breizh.

43 Pierre Péron réalisa un second film d’animation en 1956, avec Pierre Galbrun, Tortik et Balibouzik (adaptation d’un conte d’Émile Souvestre), 16 mm couleur.

44 Je renvoie ici au beau livre de LE GOÏC, Pierre, Brest en reconstruction. Antimémoires d’une ville, Rennes/Brest, Presses Universitaires de Rennes et Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2001, plus particulièrement la quatrième partie : « Temps de modernité, temps de nostalgie. 1954-… ».

45 Réalisé vers 1955. Pierre Galbrun était un photographe professionnel, breton d’adoption et très engagé dans la culture et la tradition bretonnes et celtiques.

46 LE GOUALCH, Jean, « Pierre Péron cinéaste », Pierre Péron, peintre de la Marine, Les Cahiers de l’Iroise, n°2, nouvelle série, avril-juin 1989, p. 80-81.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Ouest-France, 14 avril 1973.

50 Ainsi si J. Le Goualch filme en 1978 La grande grue toujours vivante, 16 mm (la démolition de la grande grue de l’Arsenal restée debout après la destruction de la ville, avec en contrepoint, dans une approche nostalgique, des peintures de Pierre Péron), il filme aussi en 1956 puis en 1961 la pose de la première pierre puis l’inauguration de l’Hôtel de Ville.

51 Sous le pseudonyme de Jean Neuville à partir de tableaux de Jim Sevellec.

52 LE GOÏC, Pierre, Brest en reconstruction…, op. cit., p. 309 et 311.

53 Sous-préfecture de Brest, Bureau des associations, Déclaration d’association.

54 Entretien téléphonique avec l’auteur, 6 octobre 1997.

55 Programme conservé à la Cinémathèque de Bretagne.

56 RICHARD, Jacques, « Ces Brestois qui tournent en silence : le cinéma amateur se porte bien », Le Télégramme, 27 mars 1979.

57 Ibid. Le son étant décalé de 18 secondes par rapport à l’image, le montage se fait au niveau de la tête magnétique.

58 Catalogue de films, ACIS 8, conservé à la Cinémathèque de Bretagne, Brest.

59 Cinéma Amateur, mars 1958, p. 55.

60 Lettre adressée à l’auteur, avril 1988.

61 Cinéma Amateur, mars 1958, p. 55.

62 Ainsi Jo Potier du CCAB est primé par Antenne 2 en février 1977 Lors du Festival international de TV de Monte Carlo « Super8 » pour son film L’abandon, inspiré du poème de Per-Jakez Helias et abordant sous la forme d’une fiction tournée en famille, les conséquences de l’exode rural. Par la suite, en juillet, l’Unité de Production Jeux Antenne 2 propose d’acquérir les droits de diffusion pour un an contre une somme de 400 Francs. Coupure de presse non datée, Cinémathèque de Bretagne, Brest.

63 BERTHOMÉ, Jean-Pierre et NAIZET, Gaël, Bretagne et cinéma…, op. cit., p. 88-89 et 18. Il est à noter que les décors de l’île reconstitués dans les studios de Romainville sont le fait du décorateur René Renoux, d’origine brestoise (Le Télégramme de Brest, 12 juin 1950).

64 Notamment Corentin Beauvais filme, à Locronan, l’enregistrement des chants grégoriens et bretons, retenus pour le long métrage (Le Télégramme de Brest, 15 avril 1950).

65 RIVIER, André, « 10 000 dessins en 6 ans, 9 mois de travail pour 5 minutes de film ou la longue route de Joël Tasset », Le Télégramme, 2 janvier 1972.

66 Ibid.

67 Entretien téléphonique avec l’auteur, 24 octobre 1997.

68 GAUTIER, Gérard-Louis, Dictionnaire cinématographique de Bretagne, Rennes, Tétragram édition, 1995, pp. 392 et 70.

69 Voir le propos de Joël Tasset publié par Le Télégramme.

70 Voir Au cœur de la Cinémathèque de Bretagne : la famille Beauvais (3/4).

71 Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 9.

72 Cinémathèque de Bretagne, Rapport d’activité 2017, p. 48-49.