L’Armorican dream de Youenn Gwernig

Le 8 juillet 1977, la Bretagne est à l’honneur sur le plateau de télévision d’Apostrophes, l’emblématique rendez-vous littéraire de Bernard Pivot. Intitulée « Quelle Bretagne ? Quels Bretons ? », l’émission revient sur la polémique créée par la publication du Cheval couché, l’ouvrage de Xavier Grall écrit en réponse au succès du Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias1. Aux côtés des deux protagonistes, qui s’affrontent sur leurs visions antagonistes de la Bretagne, se trouve Youenn Gwernig. Bien moins connu que les deux autres, Bernard Pivot le présente comme « un ancien ébéniste, un chanteur et poète […] un barde d’aujourd’hui ». Pourtant, son parcours de vie atypique en fait assurément l’un des artistes majeurs de la  Bretagne des Trente glorieuses.

Youenn Gwernig (à droite) et Xavier Grall. Sans date ni lieu. Collection particulière.

Youenn Gwernig naît le 5 octobre 1925 à Scaër (29), sous le nom d’Yves  Guernic. Sa jeunesse se structure autour de deux  passions : la sculpture sur bois qu’il apprend auprès du père Le Coz, et la musique bretonne – bombarde, biniou kozh, cornemuse – qu’il pratique en sillonnant les fêtes du sud-Finistère.  Au début des années 1950, il exerce son exerce son métier au Huelgoat et rencontre celui qui ne se fait pas  encore appeler Glenmor, mais Milig ar Skañv. Ensemble ils montent une troupe Breizh a gan et créent une opérette intitulée Genovefa (Geneviève en breton).

Mais, comme il le raconte sur le plateau d’Apostrophes, Youenn Gwernig  quitte le centre-Bretagne en 1957, avec  sa femme et ses deux filles :

« Je n’arrivais pas à faire chauffer la marmite. Il fallait trouver une solution […] Je pouvais venir à Paris. C’était moins loin. C’était plus facile. Et  puis il y avait l’Amérique. Chez nous, c’est un peu une tradition du  côté de Scaër, Roudouallec, Gourin. Tout le monde a un cousin là-bas. »

Toutefois, dans l’esprit de Gwernig, l’émigration vers les Etats-Unis n’est pas seulement utilitariste, avec le travail pour seul but : « Il y avait aussi  l’appel de la prairie :  Fenimore Cooper [auteur du livre Le Dernier des Mohicans] et toutes ces histoires. La liberté. » Pourtant, point de grands espaces dans le quotidien de l’American dream de Youenn Gwernig, puisqu’il vit dans le Bronx, comme le fait remarquer astucieusement Bernard Pivot. Ce quartier new-yorkais est alors très populaire, avec  une grande mixité raciale. Pendant les dix années de sa vie outre-Atlantique, il continue à « sculpter du bois [dans] le style français », ainsi qu’à écrire des poèmes en breton.

Mais, loin de ne vivre son émigration que dans un lien exclusif avec sa terre d’origine, Youenn Gwernig s’intéresse à l’avant-garde littéraire américaine, celle de la Beat generation :

« En farfouillant dans les librairies du bas de la ville,  je vois [écrit] sur un bouquin Jack Kerouac. Je me dis surement c’est un Breton. C’était On the  road, Sur la route. […] J’ai lu le bouquin  et je me suis  trouvé plein de points communs […] Puis  j’ai acheté  tous les autres bouquins de Kerouac. »

C’est à la lecture de Satori in Paris, publié en épisodes dans la revue littéraire Evergreen, que  Gwernig a la confirmation que Kerouac est « conscient de ses origines ». Il se décide alors à le contacter par courrier. « Ti Jean » demande à Gwernig de lui faire lire ses poèmes écrits en breton. Pour l’occasion, ce dernier les traduit en anglais. C’est ainsi que Gwernig apprend à faire jongler sa poésie entre les trois  langues : breton,  français et anglais. En 1976, il publie un recueil trilingue intitulé : An diri dir / Les escaliers d’acier / Stairs of steel. La relation épistolaire s’approfondit en une sincère amitié. Dans une interview de 1971 pour la télévision régionale, Pierre-Jakez Hélias révèle que Kerouac surnommait Gwernig : « Cadoudal ou Jésus »2. La relation entre les deux hommes  est interrompue par la mort soudaine de l’écrivain américain en 1969.

Youenn Gwernig lors d'un concert donné en Plouvorn, en 1982. Cliché Roland Godefroy / Wikicommons.

Peu de temps plus tard, Youenn Gwernig est de retour en Bretagne. Là, il devient un défenseur de la langue bretonne. Il milite notamment pour qu’elle trouve une place à la télévision, ce média qui prend son envol dans les années 1970. Pour cela, il fonde l’association Radio télé Brezhoneg. Interrogé en 1974, quand 1 million de Bretons sont privés de télévision suite à l’attentat perpétré contre l’émetteur de  Roc’h Trédudon, il ne semble peu s’émouvoir, préférant renâcler sur  le fait qu’à « la télé, y'a jamais rien de bien, c'est des conneries enfin, la télé, il y en a marre. » Cependant, cette aversion télévisuelle semble  s’affaiblir quand la langue bretonne se fait une petite place à la télévision  régionale, puisqu’il devient le responsable des programmes en langue bretonne sur FR3 Bretagne entre 1983 et 1989. A partir de son  retour « au pays », Gwernig continue sa vie artistique. Il publie plusieurs recueils de poésie, ainsi qu’un roman autobiographique La  Grande tribu en 1982. Il enregistre également cinq albums studios  de chansons en breton.

Le 29 août 2006, Youenn Gwernig décède à Douarnenez. Toute sa vie, il sera resté fidèle à la langue et à la musique bretonne. Mais il aura également su tirer le meilleur de la Beat generation. En somme, il aura vécu son Armorican dream.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 INA. « Quelle Bretagne ? Quels Bretons ? », Apostrophes, Antenne 2, 08/07/1977, en ligne.

2 INA. « Interview de Youenn Gwernig sur Jack Kerouac », ORTF Rennes, 08/05/1971, en ligne.