A propos du pouvoir d’achat des Brestois

La fin de l’année est souvent l’occasion de faire le point et, notamment, de détailler un certain nombre de hausses de prix passées ou à venir. C’est précisément ce à quoi se livre La Dépêche de Brest dans une passionnante série d’articles publiée aux alentours de Noël 1932, du 23 au 29 décembre 1932. Mais, là où le propos intéressera particulièrement l’historien, c’est que le journaliste P.-M. Lannou opère sur une période longue, comparant « salaires et prix à Brest avant la guerre et aujourd’hui ». Pour autant, du fait d’une ligne éditoriale optant pour la neutralité la plus absolue, il n’est au final pas certain que le journal brestois ne concoure pas à l’instillation de clichés et autres fausses idées dans les esprits, sur l’air bien connu du « c’était mieux avant ».

Carte postale. Collection particulière.

L’intention du quotidien finistérien est au départ limpide : éclairer les lecteurs et leur rafraîchir la mémoire. En effet, à en croire le journal dirigé par Marcel Coudurier, « il suffit d’entreprendre une enquête comme celle-ci pour comprendre à quel point les prix et les salaires pratiqués avant la guerre dans les différentes branches de l’activité commerciale et sociale sont oubliés ». Mais, si le propos se veut neutre – « cette comparaison, nous la ferons sans y ajouter de commentaires, laissant à chacun le soin de conclure dans le sens qui lui plaira » –, celui-ci peine à masquer une certaine nostalgie. S’amusant à donner les prix d’un certain nombre de victuailles savoureuses qui auraient pu se trouver sur une table à l’occasion du réveillon de Noël 1912 (la douzaine d’huitres Marennes à 1,50F, le homard à l’américaine à 1,25F, le foie gras de Strasbourg à 1,50F, le faisan truffé à 1,50F…) le journaliste P.-M. Lannou ne peut manquer de s’exclamer : « Que furent donc heureux ceux qui ont connu ce temps-là ! » Si la nostalgie du temps jadis est bien compréhensible, il n’est toutefois pas certain que la mémoire soit bonne conseillère en termes de hausse des prix. C’est en effet en parité de pouvoir d’achat qu’il faut raisonner et, sous cet angle, la situation est un peu moins favorable.

En effet, si les prix augmentent, les salaires aussi. C’est ainsi que la Dépêche de Brest donne un certain nombre d’indicateurs particulièrement intéressants. Un manœuvre dans le bâtiment touche au maximum 3,50 F par jour en 1932, contre 0,35 F en 1912 (pour une journée de travail de 10 heures avant la Grande Guerre, de 8 en moyenne en 1932). Une vendeuse – on notera que la féminisation n’est pas de notre fait, dimension qui à n’en pas douter souligne la force des stéréotypes de genre dans le monde du travail de l’époque – dans une épicerie voit sur la période son salaire tripler, passant de 100 à 350 francs maximum. A l’arsenal, les comparaisons sont rendues difficiles par l’évolution des grilles statutaires. Pour autant, l’augmentation des salaires semble d’autant plus sensible que les avantages accordés en plus du traitement sont plus importants en 1932 qu’en 1912. En réalité, c’est bien d’une évolution générale dont il s’agit : un agent de police passe de 1 560 F annuels à 12 400, un chef de service de 7 500 à 37 000, pour des journées de travail, on l’a dit, moins longues.

Dans le même temps, la consultation chez le médecin passe à 15 francs, contre 3 à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais, rapporte la Dépêche de Brest, «  en ce qui concerne les opérations chirurgicales, le coefficient d’augmentation n’a pas dépassé 2,5 ». L’alimentation connaît en revanche des hausses plus marquées. Le kilo de pain passe ainsi de 0,40 à 1,85 F alors qu’une entrecôte de bœuf d’une livre coute 9 F en 1932, contre 1, 20 en 1913. Le coût du jambon est lui multiplié par 7, le boudin par 5 et le pâté de foie ordinaire par 10. Les légumes, semblent également pâtir de l’inflation. S’il en coûte 0,25 F pour une salade en 1932, contre 0,15 en 1912, le prix des poireaux quadruple et celui des radis quintuple. La facture des pommes de terres, dont on sait combien elles sont appréciées des Bretons, quant à elle double alors que les œufs voient leurs prix multiplié par 10. Sans surprise, le tarif des menus au restaurant explose, de même que celui des chambres d’hôtel.

Carte postale. Collection particulière.

De tels chiffres ne peuvent qu’interpeler mais rendent, au final, l’analyse particulièrement délicate. On rappellera en effet que la France d’alors est encore essentiellement rurale. Or la Dépêche de Brest ne fournit aucun indice de salaire pour la paysannerie. Ces données peuvent se révéler d’autant plus trompeuses que la courbe des prix n’est pas nécessairement rectiligne, et la part des prélèvements fiscaux en tous genre pas constante. On sait que l’inflation augmente grandement en Bretagne pendant la Grande Guerre, notamment du fait de la présence américaine, un point qui concerne au plus haut point Brest. Mais, au début des années 1920, la baisse du prix du lait est l’indice d’une profonde crise de la ruralité. Il faut enfin souligner que la valeur de la monnaie n’est pas la même en 1914 et en 1932. Là encore, c’est une des conséquences de la Grande Guerre. Certes victorieuse, la France abandonne l’étalon-or et est même contrainte à une forte dévaluation en 1928, mouvement resté dans les mémoires par l’instauration du Franc Poincaré. Dès lors, tout porte à croire que les données comparées par P.-M. Lannou n’ont, malgré les apparences, pas grand-chose à voir. Certes, les chiffres sont impressionnants mais ils ne doivent pas tromper. Si les côtelettes de mouton passent de 1,50F en 1912 à 10 en 1932, il n’en demeure pas moins que l’alimentation des Bretons est, au cours du XXe siècle, de plus en plus carnée. En 1935, ce ne sont pas moins de 30 000 têtes de bétail qui sont abattues par les abattoirs de Rennes, soit quasiment 4 millions de tonnes de viande. Bref, en refusant d’analyser ces chiffres et en les livrant sans aucune précaution à la sagacité des lecteurs, il n’est au final pas certain que la Dépêche de Brest remplisse son rôle d’informateur. Bien au contraire…

Erwan LE GALL