Le chant comme source pour l’histoire

Longtemps réticente à l’oralité, la discipline historique a tardé à prendre en considération ces archives qui n’ont pas comme unique fondement le papier – à la différence par exemple de documents tels que les annuaires, les citations à l’ordre ou la presse à sensation. L’ethnologie n’a pas eu la même frilosité et il faut attendre en définitive le tournant des années 1970 pour que ces sources acquièrent droit de cité dasn les corpus. Ce mouvement s’incarne dans l’engouement pour une écriture de l’histoire « par en bas » d’une part, dans la  vogue des écomusées d’autre part. Relevant pour une large part de l’histoire de l’art, le chant est une bonne illustration de ce que permettent de saisir les archives orales et constitue par ailleurs une véritable mine d’or pour qui s’intéresse, notamment, aux cultures populaires. En Bretagne, le portail Kan est assurément l’une des plus impressionnantes bases de données disponibles pour ce type de recherches.

Carte postale. Collection particulière.

Développé par Nolwenn Morvan, ce site en regroupe en réalité deux. Le premier est consacré aux imprimés – feuilles volantes, coupures de presse, petites brochures, livrets polycopiés… – qui assurent la circulation des compositions (chants et musique). C’est donc d’une sorte d’archive intermédiaire dont il s’agit ici, puisque l’oralité est consignée sur le papier, format qui assure sa circulation. Les thèmes abordés par ces œuvres sont multiples et se répartissent en 6 648 chants composés par 753 auteurs différents : c’est dire s’il y a matière à travailler pour qui souhaite s’emparer de ce matériau. Ajoutons que le site répertorie lorsqu’elles existent les différentes versions des chansons, ce qui permet d’établir une certaine forme de traçabilité et d’identifier des circulations au sein de la péninsule armoricaine. Certaines œuvres rencontrent un véritable succès – certes bien difficile à mesurer, nous y reviendrons – et connaissent ainsi jusqu’à 27 éditions : numéro 1 du Top 50 avant l’heure en quelque sorte…

Le second site hébergé sur le portail Kan est consacré au patrimoine oral, au sens premier du terme. Y sont regroupées près de 1 700 chansons ayant été couchées sur le papier après une opération de collectage. A la différence des feuilles volantes, il s’agit donc d’une source née orale et transcrite pour des besoins de conservation, et non de diffusion. Là encore les thèmes sont extrêmement variés et permettent une histoire en profondeur de thématiques aussi diverses que la guerre, l’amour, la politique, la religion, les naufrages, les récoltes…, bref tout ce qui fait le sel de la vie. En ce sens, les chansons conservées sur le portail Kan constituent une formidable porte d’entrée permettant de pénétrer les sociétés bretonnes de la période 1850-1950.

Bien que d’apparence rustiques, les deux sites permettent une recherche efficace grâce à des modules bien pensés. Il est ainsi possible d’effectuer des requêtes par titre, thème, auteur… ou en plein-texte. De surcroît, les deux volets du le portail Kan disposent de bibliographies fournies, outils précieux pour qui ne serait pas familier de ce type d’archives. Précisons de surcroît que les chansons présentées ici reflètent la diversité linguistique de la péninsule armoricaine puisque les œuvres disponibles sont en breton, en français et en gallo (même si cette dernière langue est largement moins représentée).

Carte postale. Collection particulière.

Disons-le de suite, le portail Kan est un incontournable qui doit figurer dans tous les favoris des navigateurs de celles et ceux qui travaillent sur l’histoire de la Bretagne contemporaine. Reste pour autant que la source elle-même n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Passons sur le fait que ni les feuilles volantes, ni les chansons collectées, ne disent un mot des arrangements qui, à la manière des didascalies du théâtre, nous enseignent sur la manière dont sont interprétées les œuvres. Là est un angle-mort qui, on le sait, peu laisser libre cours à des interprétations pour le moins fantaisistes. Plus embêtant encore, on ignore tout de la réception de ces chansons. Autrement dit, on ne sait pas mesurer leur succès ce qui est, pourtant, un point essentiel. Ainsi, quelle est la véritable représentativité du Salut à Wilson, chanson signée de Charles Rolland et datée « Brest 13 décembre 1918 » ? Si d’autres sources confirment l’engouement des Bretons pour le Président américain, y compris dans les rangs de la CGT, faut-il vraiment considérer à la suite de cette feuille volante que les Brestois voient en lui le « grand citoyen du peuple libre » ? Et quand bien même cela serait vrai, ce qu’il l’est pour le port du Ponant l’est-il par exemple pour Saint-Nazaire ou Rennes ? Et jusqu’où pousser le curseur de la liberté des peuples ? Le message de Charles Rolland est-il par exemle le même que celui de Joseph Jacob, président du Cercle celtique de Paris dont on connaît par ailleurs la fibre wilsonienne ? Autant de questions qui disent toutes les difficultés que posent ces archives orales mais soulignent également leur richesse.

Erwan LE GALL