Lorient, la grippe espagnole et le Calédonien 
   									    Autoproclamé « journal  catholique & régionaliste », L’Union  morbihannaise est un hebdomadaire pour le moins conservateur, proche des  positions défendues par le  marquis Régis de L’Estourbeillon. Pourtant, si l’édition du 29 septembre  1918 est prompte à dénoncer le « convent maçonnique », tout en  exhalant de vifs relents antisémites1, elle n’hésite pas à publier l’interpellation à l’Assemblée nationale du Ministre de  la marine Georges Leygues par le député de Tréguier Gustave de Kerguézec.  Personnage complexe, cet authentique aristocrate est un républicain fervent qui  prend une part active dans l’érection  de la statue d’Ernest Renan à Tréguier, monument dont on sait combien il  est une  offense pour les partis catholiques. Autant en conséquence le dire de  suite : si L’Union morbihannaise lui ouvre ses colonnes, c’est donc que l’heure est grave2. Et effectivement elle l’est puisque la péninsule  armoricaine est confrontée, comme toutes les régions du globe ou presque, à une  redoutable pandémie de grippe qualifiée d’espagnole. 
   									    
   									      
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   									        | Carte postale. Collection particulière. | 
								           
								         
   									    La situation est effectivement préoccupante.  L’hebdomadaire breton ne le cache d’ailleurs pas et il indique que la  maladie, à Lorient, a « tant ému » la population. Le port  morbihannais ne constitue du reste pas une exception et on sait que dans ce  département on va même jusqu’à en  appeler au souvenir de Saint-Vincent Ferrier, un prédicateur médiéval célébré  pour son aptitude à guérir… la peste. A Rennes, en septembre 1918, on  peine à enterrer les morts par manque de fossoyeurs. Sans surprise, la  situation ne tarde pas à prendre un tour politique – preuve  que l’Union sacrée relève plus de la posture que de la réalité des pratiques  politiques – et c’est ce qui pousse Gustave de Kerguézec à réclamer des  comptes au ministre de la Marine, Georges Leygues. 
   									    Le parlementaire accuse en effet  la Royale de ne pas avoir pris, à  Lorient, les dispositions qui s’imposaient. Le commandement a en effet décidé de regrouper les victimes sur le Calédonien, un navire présenté par Gustave de Kerguézec comme étant  « un bateau mal tenu, malpropre, dont les moyens d’hygiène font  complètement défaut ». Il est vrai que ce bâtiment n’est pas le plus  moderne de la marine française d’alors : construit aux chantiers  navals de Saint-Nazaire et lancé en 1884, le Calédonien est un trois-mâts de 4 300 tonneaux dont la coque en  fer cale plus de 6 mètres de tirant d’eau. Conçu initialement pour un équipage  de 380 personnes, il est transformé par la suite en navire-école puis en  caserne flottante et, enfin, en hôpital pendant la Grande Guerre. Au regard de  ce parcours peu glorieux, il ne paraît donc pas excessif de parler de véritable  rebu de la flotte.  
   									    Quiconque a déjà visité les  coursives d’un grand voilier sait d’ailleurs combien le choix de placer en ce  navire des malades de la grippe contrevient aux règles d’hygiène. Humidité et  promiscuité sont en effet au rendez-vous et invitent à nuancer, lorsque de tels  bâtiments sont transformés en caserne, le rôle sanitaire de l’armée française  de la Troisième République : ce  qui est vrai pour les casernes qui essaiment en Bretagne à la suite de la  réforme de 1873 ne l’est pas nécessairement pour la Royale. Au contraire, un tel environnement est assurément nocif du  point de vue de la contagion et renvoie plus aux mesures de quarantaine prises  face à des maladies comme la peste qu’à une prophylaxie moderne. Sur le plan  symbolique, enfin, un tel choix est particulièrement violent :  initialement, le Calédonien est un transport de troupes affecté au transport  des bagnards vers la Nouvelle-Calédonie ce qui, implicitement, dit bien l’ostracisme  dont font l’objet les malades… 
   									    
   									      
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   									        | Carte postale. Collection particulière. | 
								           
								         
   									    A en croire Gustave de Kerguézec,  les conséquences de l’incurie de la Marine sont très clairement  mesurables : « le nombre d’hommes atteints était au début de cinq ou  six par mois et a passé de cinq ou six par jour ». L’historien  se doit toutefois d’être plus mesuré tant les modalités de la contagion sont  complexes, rendant la traçabilité de l’épidémie impossible. C’est d’ailleurs  ce que répond, en substance, le ministre de la Marine Georges Leygues en  rappelant que l’épidémie « sévit dans les villages où il n’y a ni soldats  ni marins », manière de disculper ses services. Mais ce Républicain modéré  originaire du Lot-et-Garonne va plus loin en s’appuyant sur un rapport de  l’Académie des sciences qui, le 5 août 1918, affirme que l’épidémie est  « venue des empires centraux ». Ce faisant, le ministre désamorce la  polémique – reproduisant le débat parlementaire, l’article de L’Union morbihannaise s’achève sur cette  simple phrase : « l’incident est clos » – en déplaçant le sujet  sur le terrain de l’Union sacrée contre l’Allemagne. Par la même occasion, il  rappelle que le discours médical est aussi un front de la Grande Guerre. 
   									    Erwan LE GALL 
                                          
                                          
                                          
                                        1 « Le convent maçonnique », L’Union  morbihannaise, 1e année, n°40, 29 septembre 1918, p. 1.  
                                      2 « Les épidémies de Lorient à la Chambre », L’Union morbihannaise, 1e année, n°40, 29 septembre  1918, p. 2.  |