Une plus petite guerre pour les socialistes ?

L’historiographie est aujourd’hui formelle : l’Armistice du 11 novembre 1918 ne saurait en aucun cas marquer la fin de la Première Guerre mondiale. La démobilisation et les foyers de conflits qui éclatent en Europe, de la guerre civile russe à l’affrontement gréco-turc, invitent à en repousser les limites bien au-delà de la promulgation officielle de la paix, en janvier 1920. C’est d’ailleurs bien ainsi qu’il faut comprendre la « plus Grande Guerre » théorisée par l’historien irlandais J. Horne. Pourtant, c’est une voix radicalement inverse que choisit de défendre, dès le 13 novembre 1918, dans les colonnes de l’édition du soir de L’Ouest-Eclair, l’éditorialiste Eugène Le Breton1.

Marcel Cachin. Bibliothèque nationale de France: département Estampes et photographie, EI-13 (972).

La plume vedette du quotidien rennais réagit à chaud à des propos publiés le jour même par L’Humanité, phrases par lesquelles le journal socialiste entend apporter son soutien au nouveau régime qui, en Allemagne, succède au kaiser Guillaume II. Manifestement piqué au vif, Eugène Le Breton s’en prend vigoureusement à Marcel Cachin, celui-là même qui remplace Jean Jaurès à la tête de L’Humanité et qui proclame : « En face de la République sociale d’Allemagne, notre attitude doit être dictée par la formule démocratique de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Les termes de la controverse méritent d’être exposés en ce qu’ils révèlent des positions à contre-courant, positionnements qui disent au final combien cette période est troublée. Quoi que pouvant témoigner de positions assez avancées sur le vote des femmes, ou même la jeunesse, Eugène Le Breton reste une plume conservatrice, officiant de surcroît dans un journal catholique. Pour lui, « la solidarité nationale est un fait » et le patriotisme une « nécessité ». A l’en croire, les logiques nationales priment sur l’assignation partisane, ce qu’il ne manque pas de rappeler en quelques lignes cinglantes :

« Les socialistes allemands, Liebknecht compris, ont voté en 1914 les crédits de guerre ; ils ont, l’été dernier, voté d’enthousiasme 15 milliards pour la continuation de la guerre. Comment oublier avec quel cynisme les promesses d’une grève générale destinée à rendre impossible une guerre d’annexion furent violées en 1914 par la Sozial-Démocratie ? (sic.) La duplicité allemande est infiniment plus redoutable, peut-être, chez ses socialistes que chez ses militaristes. »

Le paradoxe est qu’en défendant une telle ligne, Eugène Le Breton en vient à ériger le journal catholique pour lequel il écrit en avocat du pourtant très anticlérical Clemenceau, une ligne éditoriale que le quotidien rennais conservera d’ailleurs pendant de très longues années. En effet, à l’en croire, ces « saboteurs de l’enthousiasme national » ne « pardonnent pas » au Tigre revenu au pouvoir en 1917 d’avoir « terminé la guerre par les armes ». On voit là d’ailleurs la puissante conviction que c’est bien la France qui a gagné, sur le champ de bataille, elle et elle seule, la guerre, et il n’est alors aucunement question d’effondrement allemand.

De leurs côtés, Marcel Cachin et la gauche socialiste se placent dans une optique internationaliste et privilégient la solidarité de classe : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » serions-nous presque tentés d’écrire. Ce faisant, ils importent sur l’échiquier politique français une ligne de fracture particulièrement forte, celle qui consiste à déterminer la politique à mener envers l’Allemagne, ce qui revient à se demander si celle-ci est réellement « nouvelle » ou si elle n’est, en fin de compte, que la continuité de l’ancienne. Mais, là encore, la position adoptée par L’Humanité n’est pas sans ambiguïtés. Certes, ce plaidoyer est parfaitement conforme aux préceptes du Wilsonisme, et l’on sait d’ailleurs que le président Américain arrive un mois plus tard à Brest pour participer aux négociations de paix. Pour autant, la solidarité avec cette lueur révolutionnaire née à l’Est s’oppose frontalement au soutien explicite des Etats-Unis aux Russes blancs dans le cadre de la guerre civile qui sévit alors en Russie.

Karl Liebknecht s'adressant à la foule. Carte postale (détail). Collection particulière.

Le clivage qui se donne à voir dans cet article est au final particulièrement riche de sens. Tout d’abord, il rappelle que la sévérité à l’égard de l’Allemagne, attitude consacrée par le célèbre paragraphe 231 du Traité de Versailles, ne va pas forcément de soi et que d’autres possibles auraient pu advenir. Mais, plus encore, il montre combien la vie politique, au sens d’affrontement partisan, reprend vite ses droits après l’Armistice du 11 novembre 1918. D’ailleurs, si l’on veut bien caractériser la Première Guerre mondiale par l’exercice de l’Union sacrée, sorte de syncrétisme idéologique au profit de la défense de la nation en armes, alors le conflit se termine très brièvement. Aussi les socialistes illustrent-ils, à leur corps défendant, l’idée d’une « plus petite guerre ».

Erwan LE GALL

 

 

1 LE BRETON, Eugène, « Nos socialistes », L’Ouest-Eclair, 19e année, n°7044, 13 novembre 1918, p. 2.