1958 : quand Ouest-France encense Georges Clemenceau

Commémorer n’est pas un acte anodin. C’est dérouler le fil d’un récit et, en conséquence, opérer des choix dans le passé que l’on souhaite remettre sur le devant de la scène. C’est pour cela que la mémoire est, selon la formule consacrée, organisation de l’oubli. Pour autant, celui-ci n’est peut-être pas nécessairement conscient, comme le suggère une série d’articles que le quotidien catholique Ouest-France consacré à Georges Clemenceau en novembre 1958, année du 40e anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale.

Le Tigre lors d'une de ses nombreuses visites au front. Collection particulière.

Rien n’assure en effet que le quotidien rennais, véritable figure de proue de la démocratie chrétienne, mesure tout ce qu’implique un tel choix éditorial. Du 7 au 11 novembre 1958, Ouest-France publie, en première page, un portrait de « celui qu’on appelait le Père la victoire »1. Ecrit par le polémiste Gilbert Prouteau, ce texte n’est en rien un travail d’historien et verse régulièrement dans l’hagiographie la plus consciencieuse de celui qui revient au pouvoir à l’automne 1917. Le 8 novembre 1958, on peut ainsi lire que Clemenceau « recevait les grands et vivait en ascète cultivant les roses et les épines de la conversation ». De là à y lire un portrait subliminal d’un autre homme providentiel, revenu aux affaires au printemps

L’initiative du quotidien breton n’est toutefois pas d’une grande originalité. Charles de Gaulle, porté au pouvoir après la crise du 13 mai 1958 et alors dernier président du Conseil de la IVe République, envisage d’ailleurs un temps de se recueillir sur la tombe du Tigre, mais le déplacement est annulé au dernier moment. Il est du reste probable qu’une telle décision ne doive rien au hasard puisque le général, retiré en la Boisserie à Colombey-les-Deux-Eglises, sera très discret lors de ces commémorations du 40e anniversaire de l’Armistice, laissant le devant de la scène à René Coty qui profite de l’occasion pour en sortir, justement, de la scène politique. L’homme du 18 juin 1940 décide donc de ne pas être aussi celui du 11 novembre 19502, malgré des échéances politiques aussi proches qu’importantes : les élections législatives devant en effet se dérouler les 23 et 30 novembre suivant. D’ailleurs, on pourra également arguer que la Grande Guerre n’est pas nécessairement un souvenir très heureux pour le général de Gaulle, même s’il n’est pas encore question des conditions de sa capture par les Allemands3.

En réalité, le contexte est essentiel pour comprendre ce qui pousse Ouest-France à un tel choix éditorial. La période n’est pas encore aux témoignages de poilus et l’histoire de la Grande Guerre est avant tout celle des grands hommes, pour ne pas dire des généraux4. Or, le premier qui vient à l’esprit lorsqu’on songe à la séquence 1914-1918 est assurément Philippe Pétain. Mais, 13 ans seulement après la fin de la capitulation sans condition du IIIe Reich, il apparaît pour le moins difficile de mettre au premier plan ce vainqueur de Verdun qui fut aussi à la tête du régime de Vichy, ce d’autant plus quand on se rappelle que c’est le chef de la France libre qui, depuis quelques mois, est de retour à la tête de l’Etat. Alors, certes, sans doute que le quotidien rennais aurait pu choisir d’ouvrir ses colonnes au très catholique, et de surcroît breton par alliance, général Ferdinand Foch. Pourtant, c’est à Georges Clemenceau que sont réservés les honneurs du 40e anniversaire, décision qui peut paraître éminemment surprenante quand on connaît le ferme anticléricalisme du Tigre.

Clemenceau à Masevaux, dans le Haut-Rhin, en 1918. Carte postale, collection particulière.

Trois facteurs d’explication peuvent sans doute être avancés. Le premier est lié à l’oubli et au souvenir écran que constitue la Seconde Guerre mondiale : peut-être que la rédaction de Ouest-France a pris cette décision sans connaître cet aspect de la vie politique du Tigre, preuve d’un éloignement progressif du « moment 1905 » mais aussi d’une certaine détente dans la question religieuse en cette fin des années 1950. En second lieu, on pourra observer que L’Ouest-Eclair, l’ancêtre d’Ouest-France, se joint aux « poilus » dès le 5 novembre 1918 pour demander que « l’on décore Clemenceau de la Croix de guerre »5. Alors certes, on pourra voir dans cette requête, et on n’aurait sans doute pas tort, une de ces manifestations de concorde nationale typique de l’Union sacrée de la Grande Guerre. Et sans doute cet argument doit il amener vers un troisième élément d’explication. Eluder l’anticléricalisme de Clemenceau, mais aussi son rapport ambigu à la gauche et au mouvement social, c’est en effet, d’une certaine manière, renouer avec une unité nationale qui semble faire particulièrement défaut en cet automne 1958, au moment où la France sort d’une grave crise institutionnelle et ne cesse de s’enliser dans le bourbier algérien. Mais ce que ne disent malheureusement pas les archives, c’est comment le lectorat de Ouest-France reçoit cet hommage à Georges Clemenceau qui, par bien des égards, révèle pour le grand quotidien catholique breton une ligne éditoriale pour le moins paradoxale.

Erwan LE GALL

 

 

1 Arch. dép. I&V : 4 Mi 78 R 91, Ouest-France (édition Saint-Malo), novembre 1958.

2 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Une nouvelle génération du feu ? Le présent algérien face aux mémoires des deux guerres mondiales », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 352-376.

3 Sur la question se reporter à l’excellent NEAU-DUFOUR, Frédérique, La Première Guerre mondiale de Charles de Gaulle 1914-1918, Paris, Texto, 2015.

4 Pour de plus amples développements PROST, Antoine et WINTER, Jay, Penser la Grande, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.  

5 L’Ouest-Eclair, 19e année, n°7036, 5 novembre 1918, p. 1.