A propos de l’année « terrible » comme concept pour écrire l’histoire

 

Curieux projet éditorial que ce volumineux ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-Claude Caron et Nathalie Ponsard par les Presses universitaires de Rennes, livre qui a pour objet de comparer cinq années « terribles » : 1792-1793, 1814-1815, 1870-1871, 1914-1915 et 1939-19401. En effet, il s’agit ni plus ni moins que de soumettre à la validation de la discipline historique un concept forgé par la littérature, et plus exactement encore par Victor Hugo (p. 8), bien qu’il soit tellement récurent dans l’espace public qu’il finit par être « usé jusqu’à la corde » (p. 345).

Carte postale. Collection particulière.

Le lecteur ne doit donc pas se méprendre quant au propos de cet ouvrage. Il s’agit moins de comparer des séquences chronologiques, au risque pour ne considérer que les périodes 1914-1915 et 1939-1940 de tomber dans le « prêt à ne plus penser » d’une seconde guerre de Trente ans dénoncé avec justesse par Frédéric Rousseau2, que de mettre en perspective des discours portant justement sur ces événements. Ce faisant, c’est bien le présent qui est interrogé, « un présent qui, à l’instar du passé, produit en continu des chromonymes pour nommer ce qui, à défaut de faire sens immédiatement, est médiatisé par l’invention de formules qui sont autant de paravents » (p. 15). Mais un présent qui est parfois tellement « terrible » qu’il peine à être saisi, compris, ce qui invite comme le rappelle fort justement Cécile Vast à propos de l’effondrement de 1940 à « une écriture contemporaine des événements » (p. 359).

Terribles discours

L’année « terrible » est donc avant tout un discours. Sans surprise, le volume dirigé par Jean-Claude Caron et Nathalie Ponsard accorde une large place à l’histoire culturelle et intellectuelle au travers de communications qui délivrent, au final, une vaste palette chromatique dont n’est pas exclue la Bretagne. Pour Odile Roynette, l’année « terrible » du rennais Louis-Ferdinand Céline est le moment de « la désagrégation des valeurs qui, avant-guerre, structuraient son rapport au monde » (p. 87). Autrement dit, c’est la disparition sur le champ de bataille de l’honneur et de l’héroïsme guerrier qui rendent ce moment si tragique. On comprend dès lors que, dans une perspective genrée, l’année « terrible » soit érigée en moment-clef de « la déstabilisation de la domination masculine, à la fois malmenée et confortée dans sa légitimité par le contexte politico-guerrier, même si ce privilège indiscuté du masculin tend à s’affaiblir avec le temps, posant ainsi la question des évolutions de longue durée » (p. 248). Pour l’auteur du Voyage au bout de la nuit, le moment est en tout cas fondateur, tant du point de vue littéraire qu’académique, puisque le roman et la thèse de médecine, la carrière d’écrivain et celle de médecin, semblent s’appeler réciproquement dans une réaction résolument antimoderne (p. 95). Ajoutons du reste qu’il ne s’agit pas là d’une réaction unique : face aux gigantesques pertes enregistres sur le champ de bataille, la jeunesse artistique françaises pleure la perte de ses homologues jusqu’à postuler, d’après Claire Maingon, une impression de « décadence » (p. 103). Ce faisant, l’année « terrible » serait moins un fond qu’un sommet, une crise qui ne peut qu’amener à basculer, pour le pire bien entendu. Là est bien le « déclassement historique » évoqué par Aurélien Lignereux (p. 185).

Carte postale. Collection particulière.

Mais ce moment si particulier est également indissociable de sa mémoire, sorte de persistance rétinienne influant directement sur les réels ultérieurs (p. 141). C’est ainsi qu’à Rennes, Georges Duhamel vit aussi la débâcle de 1940 au prisme de son expérience personnelle acquise en 1914 (p. 117). Livrant une étude fine de l’attitude de Paul Reynaud face au traumatisme de la défaite éclair de la campagne de France, Thibault Telllier a de ce point de vue parfaitement raison d’affirmer que ce drame « s’inscrit en réalité dans une temporalité qui dépasse la séquence chronologique de la Seconde Guerre mondiale à proprement parler » (p. 128). Là n’est du reste pas le propre de ce conflit et l’on a pu, par exemple, montrer en ces mêmes colonnes combien 1914 est indissociable du souvenir de 1870, au point que cette année « terrible » puisse être érigée en ferment d’une protoculture de guerre3. Là n’est du reste pas un cas unique et l’exemple de Robert Hertz montre bien combien, pour les intellectuels normaliens, le souvenir de 1792, autre année « terrible » de ce volume, est un puissant ferment à l’œuvre en 19144. Ce faisant, c’est bien toute la subjectivité des discours qui ici se révèle. Car, comme le rappelle fort judicieusement Nicolas Mariot (p. 153) :

« 1792-1793 n’a donc rien, pour Robert Hertz et les siens, d’une année terrible. C’est, au contraire, une année heureuse et glorieuse. Totalement mythique bien sûr, mais heureuse. »

A l’inverse, pour les légitimistes et les catholiques étudiés par Alexandre Dupont, « les conquêtes successives de la révolution étaient autant de victoires de l’Antéchrist » (p. 169). Ce faisant, un certain nombre de risques inscrits dans la notion d’année « terrible » se font jour, pièges parfaitement identifiés par Aurélien Lignereux (p. 179) :

« Trois obstacles se dressent effet dès lors que l’on sort l’expression de son contexte, mais, pour les éviter, on risque de procéder à des écarts difficiles à assumer. D’une part, la tentation de l’analogie et par là le risque d’anachronisme. D’autre part, la caution positiviste, dans la mesure où l’inventaire des malheurs du temps ne livre pas en lui-même le sens de telles expériences ni la portée que leur ont donnée ceux qui les ont vécues. Enfin, qualifier de terrible cette séquence, n’est-ce pas répercuter une vision dominante de l’histoire, celle des vainqueurs d’hier et de demain […] ? »

Là, l’histoire se fait doubler par la mémoire, celle qui par exemple convoque en 1940 le souvenir de la bataille de Marne « comme une source d’espoir » puis, une fois l’armistice signé, rappelle « le dernier sursaut d’une France encore debout » (p. 228). L’année « terrible » se fait alors, selon les mots de Rémi Dalisson, expert des questions commémoratives, socle d’un « imaginaire et [d’]une mémoire nationale aux vertus mobilisatrices et civiques évidentes, éléments clefs de la construction d’un roman national fait de nombreuses continuités (notamment avec le  mythe structurant de Valmy et celui de l’héroïsme du poilu) dont les traces sont encore prégnantes de nos jours » (p. 303-304).

Limites et potentialités d’un concept

On aurait tort de se méprendre quant à la puissance épistémologique d’une telle réflexion. En effet, raisonner en termes d’années « terribles » renvoie nécessairement à la relativité de la réflexion et, en l’occurrence, aux limites d’un propos qui pour être polyphonique (plus de 25 auteurs réunis dans ce vaste projet), n’en est pas moins strictement hexagonal. Par exemple, et pour ne considérer que la Première Guerre mondiale, rien ne dit que ce soit véritablement la séquence « 1914-1915 » qui soit en Allemagne demeurée « terrible », tant dans les mémoires que l’historiographie. Marquée par le mythe du « coup de poignard dans le dos », la période allant du 8 août 1918, journée restée dans la postérité comme étant le « jour de deuil de l’armée allemande », au 28 juin 1919, date de la signature du « diktat » de Versailles, nous paraît en effet éminemment éligible à ce qualificatif. Des lors, c’est bien le caractère transnational, connecté, de l’année « terrible » en tant qu’objet d’histoire qui paraît constituer un défi à l’entendement. A moins que ce concept soit uniquement français, ce qui mériterait toutefois d’être démontré.

Ajoutons de surcroît que ces séquences chronologiques sont uniquement perçues négativement et, de surcroît, par le prisme militaire. La réalité sociale est encore une fois chose éminemment complexe et si, toujours pour ne rester que dans le cadre de la Première Guerre mondiale, la séquence 1914-1915 témoigne des plus forts taux de mortalité au sein de l’armée française, ces statistiques effarantes n’en contribuent pas moins à libérer des places dans les rangs qui sont autant d’opportunités pour les acteurs. Dans ces mêmes colonnes, Hervé le Vot a bien montré comment la Grande Guerre a pu constituer un improbable ascenseur social pour Alexis Meuric5. Certes, des trajectoires telles que celle-ci sont sans doute peu communes. Mais elles n’en sont pas moins réelles et invitent en conséquence à relativiser le caractère « terrible » des années envisagées dans ce volume.

De la même manière, on notera la définition sans doute réductrice des auteurs qui articulent le concept à l’idée de « basculement ou d’entrée en guerre » (p. 9). Si l’idée de dynamique, de rupture, ne semble pas devoir appeler d’objection, on peut toutefois se demander si les années de catastrophes naturelles ne peuvent pas, elles aussi, d’une certaine manière, s’avérer « terribles ». D’ailleurs, les chronologies ne sont pas sans se rejoindre. Dans sa thèse récemment soutenue, Alain-Gilles Chaussat dégage ainsi trois années que l’on pourrait qualifier comme telles, à savoir 1794, 1812 et 1918 qui, toutes, ont en commun d’être caractérisées en Bretagne par de graves difficultés dans le ravitaillement en sarrasin6.

Carte postale. Collection particulière.

Il n’en demeure pas moins que ce riche et foisonnant volume, qu’il est impossible de résumer en seulement quelques paragraphes, a le mérite d’attirer l’attention sur un concept dont le potentiel, évident, revient sous la plume de nombreux auteurs. Tel est par exemple le cas de Nicolas Beaupré qui se demande, tout en diluant singulièrement la chronologie (p. 52):
« Et si, pour finir, l’expression parfois décriée de culture de guerre (et le débat qui l’accompagna) ne devait-elle pas simplement laisser place, via un travail sur les temporalités vécues, au constat fait d’emblée par les contemporains de la singularité du temps de la guerre ? Un temps, si différent, si terrible, qu’il ne s’inscrit plus dans celui de la vie ordinaire, et ce, malgré tous les efforts pour tenter de construire un rapport ordinaire au temps de guerre. »

Intéressant, le propos n’en présente pas moins l’inconvénient de faire peu de cas de ceux qui, justement, profitent de la guerre7. Or, en extrapolant les propos de Ronan Richard (p. 78), dont on a pu apprécier récemment la publication des carnets d’Hugo Ringer, on peut sans doute postuler que l’année « terrible » est celle qui ne permet plus la poursuite des intérêts individuels, le conflit prenant le pas sur tout le reste. Ce faisant, le concept serait proche d’un autre, celui de guerre « totale »8.

Erwan LE GALL

CARON, Jean-Claude et PONSARD, Nathalie (dir.), La France en guerre. Cinq « années terribles », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 CARON, Jean-Claude et PONSARD, Nathalie (dir.), La France en guerre. Cinq « années terribles », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 ROUSSEAU, Frédéric, « 1914-1945 : la Grande Guerre est-elle la matrice du XXe siècle monstrueux ? Arrêt sur une vulgate du troisième millénaire », En Jeu. Histoire et mémoires vivantes, n°3, juin 2014, p. 56.

3 LE GALL, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.

4 MARIOT, Nicolas, Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil, 2017.

5 LE VOT, Hervé, « La Grande Guerre comme ascenseur social ? L’oncle Alexis Meuric (1892-1958) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°12, Eté 2018, en ligne.

6 CHAUSSAT, Alain-Gilles, Les populations du massif armoricain au crible du sarrasin. Etude d’un marqueur culturel du Bocage normand (XVIe-XXe siècle),  Thèse de doctorat sous la direction de MORICEAU, Jean-Marc, Caen, Université de Caen, 2018, p. 616.

7 BOULOC, François, Les Profiteurs de guerre 1914-1918, Bruxelles, Editions Complexe, 2008.

8 Sur cette question, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.