Le drame de la Piletière : quand un « asile de vieillards » prend feu

L’histoire de la ville de Rennes est indissociable de celle du feu. En effet, nombreux sont les sinistres qui l’endeuillent, du grand incendie de 1720 à celui qui détruit le Parlement de Bretagne en février 1994, en passant par ceux qui frappent la caserne Saint-Georges, l’hôtel de ville ou même, heureusement sans faire de victime, le cinéma Omnia-Pathé de la place du Carthage. Pourtant, rares sont celles et ceux qui se rappellent du feu qui ravage, dans la nuit du 3 au 4 février 1906, « l’asile de vieillards » de la Piletière, un établissement accueillant 320 personnes. Or ce sinistre cause la mort d’au moins 10 individus, dont six n’ont pu être identifiées avec certitude1. D’après ce que peuvent en dire les archives, le drame suscite une réelle émotion dans la population : L’Ouest-Eclair explique ainsi qu’après que le feu ait été éteint « une foule considérable évaluée à vingt mille personnes, n’a cessé de défiler » devant les décombres2. Une telle amnésie ne peut donc qu’interroger et invite à la formulation de nombreuses hypothèses.

Carte postale. Collection particulière.

La première piste d’explication pourrait concerner l’âge des victimes, à une époque où les personnes âgées ne constituent pas encore un groupe social à part entière mais plutôt des sortes d’anomalies statistiques. En d’autres termes, a-t-on oublié le drame de la Piletière parce que les victimes sont âgées ? Séduisante, une telle hypothèse ne tient pourtant pas la route. En effet, L’Ouest-Eclair, qui relate les faits dans son édition du 5 février 1906, ne lésine pas sur les détails sensationnels, pratique qui paraît indissociable d’une certaine volonté d’attirer le lectorat, et donc de forcer l’acte d’achat. Ce qui atteste par la même occasion une certaine forme d’empathie invalidant l’hypothèse de départ. Ainsi, rien ne nous est épargné : du « vieillard du nom de Guillon qui a aperçu le premier les flammes » et qui s’époumone à appeler les secours au dévouement des pompiers en passant par l’évacuation des résidents de l’asile permise par l’énergie des religieuses. Pas de doute : si L’Ouest-Eclair adopte un traitement aussi sensationnel du drame, c’est qu’il touche les consciences, indépendamment de l’âge des victimes. En témoigne notamment cette phrase : « Une vieille femme connue sous le nom de Victoire, qui était à l’agonie depuis la veille, est transportée dans une petite chambre où peu après son arrivée elle rend le dernier soupir ». Peu importe que les faits soient ou non attestés. Le discours est produit pour toucher les gens et ancrer le drame dans les mémoires, ce qui à l’évidence n’advint pas. Et ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé ! L’Ouest-Eclair n’hésite en effet pas à livrer les détails les plus morbides à ses lecteurs :

« A quatre heures, quand nous retournons pour la deuxième fois, on annonce six morts. L’un d’eux était devant une fenêtre vers laquelle il se sera dirigé sans doute, pour respirer, l’autre était accolé contre le mur d’une des salles. Quand les pompiers qui avaient vu ces cadavres voulurent les enlever, les chairs se désagrégèrent et des corps il ne resta plus que les troncs. »

Une seconde piste d’explication concerne la localisation de la Piletière, puisque cet établissement est situé au-delà de l’octroi du faubourg du Paris, c’est-à-dire aux limites les plus extrêmes de la commune. Evoquant d’ailleurs ce drame, le quotidien parisien L’Aurore indique que « l’hospice de la Piletière était situé à une certaine distance de Rennes »3. D’ailleurs, il ne figure pas sur le plan officiel de la ville édité par la papeterie Dubois et publié à la fin du XIXe siècle4. Seule une version à plus large échelle, publiée par la librairie Henri Morin, permet de visualiser ces bâtiments, au-delà de « l’asile départemental d’aliénés » de Saint-Méen5. La géographie fournit donc, pour l’occasion, une grille d’interprétation beaucoup plus séduisante : comme plongé dans un entre-deux symbolique, puisque l’asile de la Piletière se trouve entre les communes de Rennes et Cesson, le drame ne s’incarne dans aucune mémoire et tombe donc irrémédiablement dans l’oubli.

Plus opérante, cette hypothèse n’est pour autant pas entièrement satisfaisante. C’est ce dont témoigne le numéro du 18 février 1906 du supplément du dimanche Petit journal. Volontiers sensationnaliste, cette parution hebdomadaire à grand tirage consacre sa quatrième de couverture – une page très importante – au sinistre. Une gravure en couleur représente le travail des pompiers tentant d’éteindre le feu tandis que des religieuses bravent les flammes pour évacuer des « vieillards », dont l’un est figuré dans une position quasi christique. La composition est assurément destinée à frapper les esprits et marque par sa conformité avec le récit des événements délivré par L’Ouest-Eclair : même le soldat dont le quotidien rennais nous apprend qu’il était « sorti la veille de l’hôpital » se trouve représenté. Alors certes, la gravure est sous-titrée « Effroyable incendie près de Rennes », ce qui tend à souligner l’importance du facteur géographique. Mais, pour autant, force est de constater que cette localisation intermédiaire n’empêche pas la médiatisation du drame, y compris à l’échelle nationale. De même, on sait que plusieurs cartes postales figurant le drame ou les obsèques des victimes ont été éditées.

Carte postale. Collection particulière.

C’est donc une hypothèse externe au drame qui doit être formulée afin de pouvoir expliquer pourquoi il est resté si peu ancré dans la mémoire rennaise. On est ainsi en droit de se demander pourquoi l’Eglise n’entretient pas plus vivement le souvenir de cet incendie et des victimes qui périrent dans les flammes en cette nuit de février 1906, sachant que cet « asile de vieillards » est tenu par des religieuses. Sur ce plan, la réponse est très simple. En effet, quelques semaines après l’adoption de la loi séparant l’Etat des églises, le clergé est avant tout préoccupé par les inventaires dont on sait qu’ils doivent avoir lieu dans les jours à venir. Certains, à l’image de celui de l’église de Saint-Servan, se déroulent d’ailleurs très mal et sont l'occasion d'une forte mobilisation catholique… qui contribue à l’évidence à occulter le drame de la Piletière. Si la mémoire est l’outil politique du temps présent, l’oubli est parfois révélateur des priorités du moment.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 Musée de Bretagne : Supplément au Nouvelliste de Bretagne du 11 février 1906 (et non janvier comme indiqué par erreur sur le document), 2017.0000.4992.

2 « L’incendie de la Piletière », L’Ouest-Eclair, 8e année, n°3256, 5 février 1906, p. 2.

3 « Plusieurs vieillards morts dans les flammes », L’Aurore, 10e année, n°3031, 5 février 1906, p. 3.

4 Arch. mun. Rennes : 1 Fi 91.

5 Arch. mun. Rennes : 1 Fi 97.