1928 : fêtes d’Arvor ou du poilu ?

Organisées à Vannes tous les ans depuis 1965, les fêtes d’Arvor constituent un des grands moments de la saison balnéaire morbihannaise. C’est en effet l’occasion pour des milliers de villégiateurs de s’enthousiasmer devant la grande parade des costumes traditionnels, sans oublier la toujours très populaire élection de la « Reine d’Arvor ». Mais, derrière ces plaisantes festivités, se cachent en réalité de savantes logiques qu’il n’est pas inintéressant de déconstruire. Il est à cet égard intéressant de remarquer que les fêtes d’Arvor, éloge du « patrimoine » et de la « tradition » renaissent en 1965, c’est-à-dire en plein république gaullienne et en plein essor de la « modernité ». Or là n’est pas une première puisque cette tension entre deux rapports antagoniques au temps se retrouve également les 25 et 26 août 1928, lors de la première édition.

Carte postale. Collection particulière.

La presse de l’époque ne laisse aucune espèce d’illusion quant aux motivations premières ayant présidé à l’organisation de ces fêtes d’Arvor. En effet, c’est bien dans le cadre de l’essor des pratiques touristiques – ce qui atteste au passage de leur réalité, même avant l’instauration des congés payés en 1936 – qu’il faut comprendre cette première édition. Chose curieuse, les principaux journaux morbihannais publient à peu près tous le même texte et insistent bien sur le fait que « tout le commerce a compris qu’il fallait profiter de l’occasion unique qui lui était offerte »1. Le succès, et donc selon toute vraisemblance les retombées financières puisque la presse s’accorde à dire que « jamais on ne vit autant de monde à Vannes par les rues », semble au rendez-vous mais, curieusement, l’opération n’est pas renouvelée avant, on l’a vu, les Trente glorieuses.

Il n’en demeure pas moins que cette première édition des fêtes d’Arvor est indissociable d’un message politique pour le moins conservateur. Passons rapidement sur ces Reines de Bretagne dont on ne sait au juste pas trop comment elles sont élues : sans doute faut-il y voir la marque de Louis Beaufrère, directeur de La Bretagne à Paris, grandement impliqué dans l’organisation de cette manifestation et par ailleurs instigateur, en 1925, de l’élection de la « Duchesse des Bretons de Paris ». On sait juste qu’elles ont pour fonction de seconder une « Hermine de Bretagne », venue de la capitale et incarnée par une certaine « Mlle Le Guével ». Loin d’être anodin, ce type de concours de beauté participe d’une surgélation des rôles sexués, discours qui est indissociable de ces années 1920 marquées par une masculinité sortie abimée, quand elle n’est pas trépanée ou mutilée, par les tranchées. Pour autant, la dimension folklorique est ici essentielle, ce qui n’est d’ailleurs pas totalement surprenant tant l’économie touristique tend à générer des discours ventant « l’authentique » et « la tradition ».

Mais, en cette fin d’été 1928, s’ajoute une dimension fondamentalement politique. Il n’aura en effet échappé à personne que « l’Hermine de Bretagne » personnalise la péninsule armoricaine et qu’elle se retrouve, à cette occasion, au centre d’un cérémonial qui ne doit assurément rien au hasard : revêtus d’impressionnantes armures, des combattants censés rappeler les plus hautes figures de l’histoire bretonne – Bertrand du Guesclin, Philippe de Beaumanoir… – s’inclinent devant cette « Hermine » qui, rappelons-le car cela n’est pas neutre, vient de Paris. Dès lors, c’est bien l’insertion de la petite patrie dans la grande qui est rappelée ici, discours qui renvoie moins à l’époque médiévale qu’au souvenir récent de l’horreur des tranchées. Membre de la Société polymathique du Morbihan et professeur ayant effectué une large partie de sa carrière au prestigieux lycée parisien Chaptal, Stéphane Faye ne dit pas autre chose quand il s’exclame à l’occasion de ces fêtes d’Arvor : « Vous gratifierez aujourd’hui d’un long regard le connétable de Richemont qui se dresse à cheval, armé de pied en cap, devant notre Hôtel de ville, et vous aimerez, au travers de lui, la Bretagne et la France qu’il servit et qu’il aima, la France pour qui tant de Bretons morts sont entrés en héros dans l’immortalité »2. Et, comme si cela ne suffisait pas, Le Nouvelliste du Morbihan dresse à partir d’un certain colonel Fonssagrives, dont on sait qu’il compte parmi les organisateurs de ces Fêtes d’Arvor, une savante généalogie :

« L’estrade officielle garnie, le cortège des reines qui, cette fois, est partie du faubourg de Nantes, va faire son entrée.
Il est précédé de hérauts d’armes, de pages à pied, d’hommes d’armes, de chevaliers à cheval, heaume en tête avec cuissards et brassards, de trompettes en costume du XVe siècle.
Le colonel Fonssagrives, un héros de la guerre, commandeur de la Légion d’honneur, dont la dont la poitrine parait trop petite pour porter toutes ses décorations qui se chevauchent, veille à tout dans le défilé impeccable dont il est l’organisateur. »3

Autrement dit,  le poilu de 14-18 n’est ni plus ni moins que le descendant des plus illustres chevaliers bretons, et notamment de Beaumanoir, héros du combat des Trente en 13514.

Chevalier s'inclinant devant l'Hermine de Bretagne. A droite, on distingue le colonel Fonssagrives et ses médailles. Collection particulière.

Parmi la foule venue assister en ce mois d’août 1928 à ces fêtes d’Arvor à Vannes, combien sont celles et ceux qui perçoivent toute la dimension symbolique de cette savante mise en scène ? Peu sans doute. Mais on notera tout de même que Breiz Atao ne prend pas la peine de réagir, « l’organe du parti autonomiste breton » étant trop occupé par son congrès, tenu la semaine précédente à Châteaulin5. A l’évidence l’esprit du temps est ailleurs. 10 ans après l’Armistice de 1918, les principales puissances du monde s’apprêtent à signer le pacte Briand-Kellog déclarant hors-la-loi la guerre. Cet irénisme du pacifisme des années 1920, indissociable de l’idée d’un homme nouveau qui serait né de l’horreur des tranchées, coexiste pourtant avec la peur d’un déracinement indissociable d’une certaine forme de vitrification, voire parfois de crispation, identitaire. C’est ainsi que le 28 août 1918, revenant sur le grand pardon de Sainte-Anne-la-Palud, L’Ouest-Eclair évoque « la Bretagne qui ne meurt pas »6. C’est aussi, d’une certaine manière, ce que montre cette première édition des fêtes d’Arvor.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 Par exemple « Une foule innombrable a assisté aux Fêtes d’Arvor, à Vannes », Le Nouvelliste du Morbihan, 45e année, n°192, 28 août 1928, p. 5 et « Une foule innombrable a assisté aux Fêtes d’Arvor, à Vannes », L’Ouest Républicain, 9e année, n°68, 30 août 1928, p. 3.

2 Ibid.

3 « Une foule innombrable a assisté aux Fêtes d’Arvor, à Vannes », Le Nouvelliste du Morbihan, 45e année, n°192, 28 août 1928, p. 5.

4 Sur ce dernier se rapporter à DREVILLON, Hervé, Batailles. Scènes de guerre de la Table Ronde aux Tranchées, Paris, Seuil, 2007, p.  29-47.

5 Breiz Atao, 10e année, n°24, 2 septembre 1928.

6 « Le grand pardon de Sainte-Anne-la-Palud », L’Ouest-Eclair, 30e année, n°9804, 28 août 1928, p. 4.