Le dessous des cartes… gastronomiques. A propos d’un étonnant buzz sur twitter lancé par Gallica

Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, a suscité au début du mois de janvier 2017 un véritable buzz sur les réseaux sociaux avec une carte réalisée par A. Bourguignon, « ex-chef de cuisine et directeur de l’Ecu de France à Paris », datant de 1929.1 Bien que cette dernière soit présente sur la plateforme numérique de la BNF depuis le 28 mars 2014, c’est un tweet du compte @GallicaBNF, en date du 5 janvier 2017, qui lui a (re-)donné un certain quart d’heure de célébrité, pour reprendre les termes d’Andy Warhol. Depuis, ce sont des centaines d’utilisateurs du réseau social à l’oiseau bleu qui se sont emparés de la dite carte, pour mettre en avant la gastronomie de leur région d’origine. La presse régionale et nationale s’est même emparée du sujet, avec quelques jours de décalage néanmoins.2 Pourtant, au-delà du traitement anecdotique qui en est fait, la construction de la carte, ainsi que l’opération médiatique mise en place, interrogent l’historien.

Twitt posté sur le compte @GallicaBnF le 5 janvier 2017.

De nombreux tweets invitent à découvrir les « spécialités bretonnes », dont les incontournables cidre et crêpes, mais également la confiture de fraises de Plougastel, les galettes de blé noir, ou bien l’andouille. Au-delà de ces spécialités culinaires, c’est également un grand nombre de productions agricoles et halieutiques qui sont mises en valeur : homards, sardines, « poussins de Janzé », moutons de pré salé, choux-fleurs, pommes de terre... C’est donc à la construction d’un patrimoine gastronomique que nous assistons, cette idée ne renvoyant nullement à un « état de nature » mais à une notion artificiellement fabriquée, comme le rappellent Patrick Harismendy et Jean-Yves Veillard dans un ouvrage justement intitulé « L’assiette du touriste. Le goût de l’authentique »3. C’est en effet sur ce dernier mot que reposent tous les questionnements, à l’instar par exemple de la porcelaine de Quimper, tradition que l’on sait, si ce n’est inventée, au moins largement refondée dans un « style breton » au XIXe siècle.

Mais cette carte interroge également du point de vue de l’histoire de la notion de « patrimoine », idée émergeant pendant la Révolution Française, alors que tombe l’ancien régime et que sont menacés quelques édifices qui quoique relevant de la sphère religieuse n’en ont pas moins un intérêt architectural exceptionnel. Aussi le patrimoine est-il d’abord une notion circonscrite aux vieilles pierres, ecclésiastiques en priorité. Mais au milieu des années 1990 l’historien Alain Croix et le conservateur Jean-Yves Veillard prennent acte du fait que le patrimoine est en réalité une notion beaucoup plus souple, et évolutive, et le définissent non comme « une réalité matérielle, mais un regard porté sur certaines réalités, matérielles ou non »4. Et c’est bien ce qui est en jeu dans cette carte culinaire.
Au début du XXe siècle, sous l’influence notamment des mouvements régionalistes comme celui, par exemple, du marquis de L’Estourbeillon, la notion de patrimoine commence à déborder de plus en plus du seul cadre des monuments d’architecture. Celle-ci est reprise dans les années 1920 par la « société civile » alors que se développe l’économie touristique. Or cette activité est indissociable d’une certaine folklorisation qui, si elle est encore balbutiante dans les années 19205, n’en participe pas moins d’une véritable stratégie de marketing territorial. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le territoire est représenté dans cette carte sur les bases des anciennes limites de la province de Bretagne et qu’il en est ainsi pour l’ensemble d’un territoire français découpé selon les normes d’ancien régime : Anjou, Maine, Orléanais, Berry, Nivernais, Dauphiné.... Près de 140 ans après la mise en place des départements sous la Révolution française, ceux-ci seraient donc des objets trop récents pour incarner une notion patrimoniale, qui ne pourrait trouver une cohérence que dans un territoire homogène et séculaire : le terroir.

Détail de la carte gastronomique réalisée par A. Bourguignon. Gallica/Bibliothèque nationale de France.

Le hashtag #MaCarteParLeMenu, lancé pour l’occasion par Gallica, est également une invitation pour chaque utilisateur à raconter une histoire à soi, celle de sa région, de sa petite patrie vécue, rêvée ou de cœur. Tout à chacun devient ainsi acteur d’une histoire, partie prenante de son patrimoine gastronomique. Les spécialités culinaires et les produits de région se muent alors en « madeleines de Proust ». Au final, le succès de cette opération de communication rappellent – si besoin était – que les Français ont un véritable goût pour l’archive et pour l’histoire, autant que pour leurs spécialités gastronomiques. Reste que cette carte en dit finalement moins sur les cultures culinaires – les oublis sont d’ailleurs nombreux, de la poule coucou de Rennes aux civelles de l’estuaire de la Loire en passant par l’incontournable galette-saucisse – que sur notre rapport à la gastronomie.

Thomas PERRONO & Erwan LE GALL

 

1 Gallica-BNF. Bourguignon A., Carte gastronomique de la France, E. Girard éditeur, 1929, en ligne.

2 « La carte des spécialités gastronomiques de... 1929 ! », Le Télégramme, 11/01/2017, en ligne ; « Quelle spécialité culinaire dans votre commune... en 1929 ? », France 3 Bretagne, 12/01/2017, en ligne ; « Gastronomie : quelle était la spécialité de votre région en 1929 ? », Le Point, 14/01/2017, en ligne.

3 ANDRIEUX, Jean-Yves et HARISMENDY, Patrick (dir.), L'assiette du touriste. Le goût de l'authentique, Rennes, Presses universitaires François Rabelais / Presses universitaires de Rennes, 2013.

4 CROIX, Alain et VEILLARD, Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 (réed.), p. 9.

5 Sur cette question se rapporter à VINCENT, Johan, « A la recherche de la satisfaction touristique en Bretagne : analyse à partir des enquêtes de presse de 1924 et 1977 », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°7, hiver 2016, en ligne.