Un jeune historien nommé Alain Corbin

On ne nous empêchera pas de déceler une sacrée dose d’ironie dans le dernier ouvrage d’Alain Corbin1. Voici en effet le grand historien du silence, l’homme qui redonne vie aux inconnus comme Louis-François Pinagot, parti recueillir la parole de 183 Limousins ayant voté lors des élections législatives ayant conduit à la victoire du Front populaire2. Mais les apparences sont trompeuses. Là encore, il s’agit d’un monde retrouvé puisque ce texte, originellement composé dans le cadre d’une thèse de 3e cycle soutenue en 1968, fut longtemps perdu (p. 8). La mise en abime est en réalité complète et cet ouvrage est autant la (re)découverte d’une œuvre de jeunesse d’un historien majeur que la plongée dans les souvenirs d’individus interrogés donc en 1967 à propos des années 1930.

Photographie prise à Limoges en mai 1937. Collection particulière.

Ce faisant, c’est tout le talent d’Alain Corbin qui émerge de ces quelques 220 pages qui, comme d’habitude avec cet auteur, se lisent d’une traite ou presque tant l’écriture, fine chantilly délicieusement sucrée, est délicate. Pour autant, les charges ne manquent pas et, parvenu au sommet de la carrière académique et n’ayant vraisemblablement plus grand-chose à perdre, le maître n’hésite pas à délivrer quelques salves aussi bien senties qu’instructives. C’est ainsi par exemple qu’Alain Corbin affirme qu’en « ce temps », c’est-à-dire il y a 50 ans », « l’histoire contemporaine de la France était sous la dictature d’Ernest Labrousse » (p. 14), autrement dit de volumineuses et austères enquêtes statistiques. Mais là est également pour l’auteur le moyen de souligner le caractère novateur de son approche : si l’enquête orale peine encore aujourd’hui à se frayer une place au soleil dans les corpus, on peut sans difficulté imaginer combien pouvait être subversif un tel travail à la fin des années 1960. Ce d’autant plus que le poids de l’histoire est encore clairement perceptible.

La Seconde Guerre mondiale est en effet encore très présente à l'époque et cette mémoire chaude est assurément de nature à influer sur les réponses livrées à la sagacité du jeune historien. Cette réalité explique la prégnance du 6 février 1934 (p. 38) et la peur rétrospective inspirée par les Croix de feu (p. 66). Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, dans les campagnes, ce terme a pu constituer une insulte (p. 63), ce qui quelque part dit bien le fort degré de politisation, et de violence politique, de l’époque. De la même manière, on est en droit de se demander si ce ne sont pas les horreurs de la séquence 1939-1945 qui conduisent à des discours aussi positifs sur la Société des nations (p. 102), une institution dont on sait pourtant qu’elle ne parvient jamais à véritablement s’imposer. C’est d’ailleurs ce que confesse un des témoins interrogés, individu qui parle d’un « Syndicat des nouilles » (p. 106) lourd de signification. Enfin, que dire des appréciations relatives à l’Allemagne ? Comment s’étonner qu’à peine 20 ans après la Libération, ce pays soit perçu comme étant « dangereux par nature » (p. 120) ? Toutefois, on notera que la Shoah n’empêche pas de retrouver des discours antisémites prononcés à l’égard de Léon Blum et du Front populaire (p. 163). Le paradoxe est que  la Seconde Guerre mondiale a aussi pu amener « certains électeurs à réviser dans un sens favorable le jugement qu’ils formulaient à son égard en 1936 » (p. 175).

Mais ce qui frappe réellement à propos de cet ouvrage, c’est le poids de la Grande Guerre dans les discours. Ainsi, c’est par rapport à leur conduite pendant le premier conflit mondial que sont jugés – en l’occurrence assez négativement – les Italiens (p. 85) et la défaite de Caporetto se révèle constituer un boulet bien lourd à traîner. De même, si les Anglais se révèlent constituer un « ennemi héréditaire », c’est pour beaucoup parce qu’ils étaient de piètres soldats en 1914-1918 (p. 131). Et Alain Corbin de remarquer à propos du regard porté sur les Britanniques : « les souvenirs de la Première Guerre mondiale ont été maintes fois évoqués ; il ne semble pas que le fait d’avoir lutté au coude à coude ait beaucoup calmé l’hostilité ; il semble même qu’il l’ait parfois exacerbée […] » (p. 138). Les Russes, eux, sont considérés comme des traîtres du fait de l’armistice de Brest-Litovsk, « la vacherie de 17 » comme le dit un témoin (p. 145). Ce poids du souvenir de la Grande Guerre, qui à n’en pas douter interroge les démobilisations culturelles et l’impossible entrée en paix, n’est probablement pas propre à la 12e région militaire même si celle-ci, assurément, témoigne de certaines spécificités. En ce qui concerne les Russes, il est évident par exemple que la proximité de la Courtine est un point qu’il ne faut pas négliger. Mais, en dehors de cela, il est frappant de constater combien le regard qui émane de ces entretiens est celui d’un peuple vainqueur, qui se voit et se comprend comme le seul et unique gagnant de la Grande Guerre. Et c’est sans doute là que la dimension indiciaire de ce travail joue à plein, le ressenti des 183 électeurs interrogés par Alain Corbin étant probablement celui d’une importante majorité de Français d’alors.  En d’autres termes, voici un détour par le Limousin qui, par ricochet, permettra de réfléchir sur la Bretagne… Comme dans la péninsule armoricaine, Woodrow Wilson est une figure admirée – quoi que progressivement oubliée (p. 108) – en qui l’on place beaucoup d’espoirs (p. 102), comme Aristide Briand du reste (p. 100-101).

A la fin des années 1930. Collection particulières.

C’est en définitive avec une certaine tendresse qu’Alain Corbin examine ce volume de jeunesse, revenant lucidement sur ses conditions de travail et le prestige qui était alors associé à son statut de professeur agrégé du Lycée Gay-Lussac de Limoges (p. 20). S’il semble regretter cette autorité morale depuis longtemps disparue, l’historien ne se méprend nullement sur la validité de ses recherches et, ce faisant, livre une belle leçon de méthode quant à l’emploi du témoignage. En effet, il insiste bien sur le caractère très relatif des données recueillies puisque les discours collectés sont, au moins pour une large partie, la retranscription orale d’autres véhiculés par des institutions aussi diverses que la presse ou l’école (p. 214). Lucide, l’auteur concède d’ailleurs dès le prélude de ce volume que « les réponses révélaient davantage le poids d’ambiances, de contacts humains que le fruit de réflexions intellectuelles » (p. 24).

Erwan LE GALL

CORBIN, Alain, Paroles de Français anonymes. Au cœur des années trente, Paris, Albin Michel, 2019.

 

 

 

 

 

1 CORBIN, Alain, Paroles de Français anonymes. Au cœur des années trente, Paris, Albin Michel, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CORBIN, Alain, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998 et Histoire du silence de la Renaissance à nos jours, Paris, Albin Michel, 2016.