Une histoire culturelle bretonne : dialogue avec Marcel Le Guilloux

S’il est un reproche que l’on peut formuler à l’endroit d’En Envor, plateforme sans doute digne d’intérêt mais bien évidemment non exempte de critiques, c’est la trop faible place accordée à l’histoire orale. Les opérations de collectage sont pourtant essentielles, même si elles n’ont pas toujours la place quelle devraient mériter dans les corpus. L’histoire, en tant que discipline, est de ce point de vue résolument frileuse. Co-édité par Dastum – une association dont on connaît le savoir-faire en la matière – et les Presses universitaires de Rennes, l’ouvrage que Marthe Vassalo, Ifig et Nanda Le Troadec consacrent à Marcel Le Guilloux, véritable vedette du kan ha diskan, le rappelle de la plus belle des manières1.

Avec Yann-Fañch Kemener, le 30 décembre 2016, à Poullaouen. Cliché Jérémy Kergourlay / Wikicommons.

Fort riche, ce volume s’ouvre sur un développement méthodologique particulièrement intéressant : comment traduire des années d’entretien (p. 9) avec une même personne, sachant que ces échanges ouvrent nécessairement la porte à des variations de discours et à des évolutions de pensée ? Confrontée à cet écueil, Marthe Vassalo assure avoir travaillé à la manière d’un documentariste, « tantôt en enchaînant simplement des extraits issus d’interviews différentes, tantôt en insérant des extraits plus courts à l’intérieur d’un entretien de base » (p. 12). Il en résulte « un entretien qui, s’il n’a pas eu lieu d’une pièce tel qu’on le lira, pourrait cependant s’être déroulé » (p. 12).

Propos particulièrement stimulant qui rappelle que l’archive orale, comme toute source, est une construction. Le fruit du collectage doit ainsi être examiné à l’aulne de sa représentativité. De la même manière que l’on est en droit de se demander s’il faut croire le témoin Jean-Marie Conseil, prêtre de Cléder mobilisé au 219e RI pendant la Grande Guerre, les propos de Marcel Le Guilloux doivent être confrontés à d’autres sources, orales ou écrites, du for privé ou administrative. Enfin, tout comme l’on doit interroger les motivations qui poussent l’interné civil Hugo Ringer à tenir ses carnets, on se doit de se demander ce qui pousse Marcel Le Guilloux à se livrer pendant aussi longtemps à ces entretiens que l’on sait, par nature, éprouvants. Ici, la réponse est évidente : celle d’un engagement pour la culture.

L’ouvrage coordonné par Marthe Vassalo, Ifig et Nanda Le Troadec passionnera donc toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de la culture bretonne, que cela soit sous l’angle de la langue, de la danse et bien entendu du chant, mais pas uniquement. Cantonner ce gros volume – plus de 450 pages et un CD – au seul registre de l’histoire de l’art serait en effet réducteur. Lorsqu’il est question de la renaissance du mouvement culturel, à la fin des années 1950, c’est bien l’idée même de Bretagne, autrement dit d’une certaine forme de spécificité régionale non seulement complètement démonétisée mais encore très souvent associée au souvenir des affres de la collaboration, qui ici se dévoile (p. 128-129). Ce n’est pas d’un ouvrage produit par un critique musical pénétré de son objet dont il s’agit ici – on pense bien entendu ici à la prose de Lester Bangs, véritable maître du genre2 – mais d’un témoignage englobant tout un pan de l’histoire du centre-Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle.

Lors d'un fest-noz. Carte postale. Collection particulière.

On découvre alors au fil des pages une existence particulièrement rude, où l’électricité n’arrive qu’en 1956, et l’eau bien après, dans des fermes où l’on se couche encore dans des lits de paille (p. 27-29). Dans ces terres, la couverture vétérinaire est plus importante que celle des médecins (p. 32).   C’est là que la parole de Marcel Le Guilloux se mue en une archive des plus intéressantes, dépassant de très loin le strict cadre de la seule histoire de l’art : lorsqu’il s’agit de délivrer un tableau de la vie quotidienne d’alors dans le Centre-Bretagne.  De l’abandon progressif de la culture du blé noir (p. 53-54) aux pardons en passant par l’alimentation, toujours plus carnée au fil du siècle, l’ouvrage est une mine d’informations qui rappelle combien le patrimoine oral est, pour l’historien, une source précieuse.

Erwan LE GALL

VASSALO, Marthe, LE TROADEC, Ifig et Nanda, Marcel Le Guilloux. Chanteur, conteur, paysan du Centre-Bretagne, Rennes, Dastum / Presses universitaires de Rennes, 2019.

 

 

 

 

 

1 VASSALO, Marthe, LE TROADEC, Ifig et Nanda, Marcel Le Guilloux. Chanteur, conteur, paysan du Centre-Bretagne, Rennes, Dastum / Presses universitaires de Rennes, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 De ce critique rock mythique on conseillera Psychotic reactions & autres carburateurs flingués et Fêtes sanglantes et mauvais goût, ouvrages publiés en français par les éditions Tristram.