Une féroce guerre portuaire… vue de Franche-Comté
L’Eclair Comtois, qui affirme être un « journal d’union libérale quotidien », est publié à partir de 1903 à Besançon, en Franche-Comté. Il s’agit d’un quotidien local d’actualité comme il en existe tant dans la France du tournant du siècle, véritable « âge d’or » de la presse écrite. La Première Guerre mondiale n’interrompt pas sa parution même si la pagination est drastiquement diminuée, pénurie de papier oblige, et l’édition du soir supprimée avec la mobilisation générale. Ainsi, le numéro du 3 novembre 1919, sorti donc à quelques jours seulement de l’Armistice, ne comporte que deux pages. Mais cet espace réduit n’empêche néanmoins pas la rédaction de consacrer un très stimulant article à… l’actualité portuaire bretonne1.
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Carte postale. Collection particulière. |
Très sérieux, le propos concerne l’installation d’un « grand port franc breton-américain à Brest », formulation qui doit appeler quelques commentaires. En effet, la création d’une route maritime entre l’Europe et les Etats-Unis, ce pays étant indissociable d’une idée de prospérité et de richesse, suscite bien des convoitises et l’unité bretonne que suggère ce titre parait bien abusive. La réalité est que dès l’entrée en guerre décidée par Wilson, Saint-Nazaire et Brest se livrent une guerre féroce pour accueillir le corps expéditionnaire levé par Washington. Mais les discours patriotiques d’engagement « pour la civilisation et le droit » ne doivent pas tromper. Derrière le volontarisme des deux ports bretons se cache une stratégie mûrement réfléchie : s’attirer les faveurs de l’Oncle Sam dans la perspective de futures – juteuses – relations commerciales2. Autrement dit, si le projet apparaît « brito-américain », c’est que de Franche-Comté les rivalités picrocholines internes à la péninsule armoricaines sont invisibles.
Un tel choix éditorial ne doit pas étonner et est riche d’enseignements. Tout d’abord, il rappelle que les acteurs n’attendent pas l’Armistice, qui n’est juridiquement pas encore la fin de la guerre, pour préparer la paix. Au contraire, celle-ci est anticipée bien avant que ne soit connu le sort des armes, et ce dans une sorte de posture contre-clausewitzienne, l’économie étant ici la poursuite du conflit par d’autres moyens, et non l’inverse3. En effet, le but de ce type de projet est bel et bien de capter les flux commerciaux transitant avant 1914 par les ports du nord de l’Allemagne. Cela est le cas en Bretagne mais aussi, visiblement, en Franche-Comté. C’est en effet parce que la future route commerciale du temps de paix est censée transiter par la région de Besançon que L’Eclair comtois s’intéresse aux projets portuaires finistériens. Là encore, la gratuité n’est pas de ce bas monde…
C’est du reste ce qui permet de comprendre pourquoi le futur port est qualifié de « Nouvelle Ys » puisque c’est bien de perspectives merveilleuses, au sens premier du terme, dont il s’agit-ici. De ce point de vue, la Grande Guerre se situe clairement dans le sillage de ce XIXe siècle qui redécouvre l’univers médiéval, celui-ci n’étant plus obligatoirement associé à un « âge sombre »4. Mais, là encore, deux remarques doivent être formulées. Premièrement, il importe de souligner la grande plasticité de ces discours. En effet, la référence aux « peuples celto-anglo-américains » n’est pas fortuite et masque une réalité sans doute beaucoup plus dérangeante : l’anglo-saxonnité des Etats-Unis. Deuxièmement, il faut dire une nouvelle fois combien le recours à ce passé médiéval mythifié sert une rhétorique s’inscrivant résolument dans le présent, et en l’occurrence dans la crainte des troubles révolutionnaires nés à la suite de la révolution russe. L’Eclair comtois est à ce propos sans équivoque, ce journal affirmant que « c’est ainsi que la base navale américaine provisoire en rade de Brest va se transformer, par l’initiative bretonne-américaine, en un grand port franc breton-américain, indépendant de Brest-Arsenal, de Brest-ville, dans le sud de la rade, entre les estuaires de la rivière de Châteaulin et de l’Elorn, que les Bretons désignent déjà comme la nouvelle Ys, l’Ys ressurgie en face du Brest-Bolcheviste ».
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Carte postale. Collection particulière. |
Les perspectives semblent donc radieuses. Mais il reste à savoir pourquoi ce journal prend aussi ostensiblement parti pour le port finistérien. Faute d’archive, il est bien entendu difficile de se montrer catégorique mais, en réalité, tout porte à croire que cet article témoigne de l’efficacité de la stratégie de communication mise en œuvre par le port du Ponant face à ses concurrents. En effet, et contrairement à ce que pourrait suggérer l’idée d’Union sacrée, on sait que les grands ports français se livrent dès le mois d’avril 1917 une très farouche concurrence pour capter la manne américaine. Cet article témoigne donc de l’âpre compétition qui oppose, pendant la Première Guerre mondiale, les chambres de commerce gestionnaires d’équipements portuaires, histoire qui reste encore très largement à écrire. Tout juste pouvons-nous avancer l’idée, à la lecture de cette archive, que Brest tient en ce 3 novembre 1919 largement la corde devant Le Havre et Bordeaux. La ville de Saint-Nazaire, même pas citée, semble pour sa part reléguée en queue de peloton. A moins que la volonté délibérée de passer sous silence le port de l’estuaire de la Loire masque en réalité la crainte que celui-ci suscite dans les cœurs finistériens…
Erwan LE GALL
1 « La Nouvelle Ys », L’Eclair Comtois, 17e année, n°5923, 3 novembre 1919, p. 2. Nous remercions très sincèrement Bernard Jacquet sans qui nous n’aurions spas eu connaissance de cette archive.
2 Pour de plus amples développements on se permettre de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.
3 Là n’est pas un cas unique comme le rappelle le secteur du tourisme. A ce propos, on se permettre de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Syphiliser Saint-Malo ? Prophylaxie et tourisme sur la Côte d’Emeraude pendant la Grande Guerre », in DORNEL, Laurent et LE BRAS, Stéphane (dir.), Les Fronts intérieurs européens. L’arrière en guerre (1914-1920), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 339-353. Pour une plus large perspective EVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan, Tourisme et Première Guerre mondiale. Pratique, prospective et mémoire (1914-2014), Ploemeur, Editions CODEX, 2019.
4 CASSAGNES-BROUQUET, Sophie, « La redécouverte du patrimoine médiéval breton », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 107, n°4, 2000, p. 93-101.
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