Les sinueuses lignes d’André Morice

Bien qu’ayant quitté le poste de ministre de la Défense en novembre 1957, André Morice est, au début de l’année 1958, un homme puissant et courtisé. Ce véritable « mousquetaire de l’Algérie française », comme le surnomme une partie de la presse française, vient même de laisser son nom dans l’histoire. En 1957, est en effet construite le long de la frontière algéro-tunisienne, pour couper les combattants de l’Armée de libération nationale de leurs bases-arrières, une sorte de ligne Maginot d’alors, que l’on dénomme rapidement ligne Morice, du nom de son instigateur. Mais c’est en réalité là le sommet d’une vie politique particulièrement tumultueuse, et sinueuse.

Sur la ligne Morice. Collection particulière.

Le parallèle entre la ligne Morice et la ligne Maginot ne résiste à dire vrai pas une seconde à l’épreuve des faits. Les deux ouvrages ne se ressemblent en effet nullement et connaissent des réussites diverses. La ligne Morice se révèle en effet rapidement poreuse, contraignant l’armée française à de violents bombardements au-delà de la frontière, puis à la construction d’une deuxième barrière en 1959, appelée celle-là ligne Challe. En d’autres termes, elle n’enraye nullement le cycle de violence qui frappe l’Algérie depuis la Toussaint rouge de 1954.

Cette ceinture protectrice constitue de surcroît un boulet politique pour celui qui lui donne son nom. Résolument hostiles à la guerre, les communistes s’en donnent en effet à cœur joie et Jacques Duclos n’hésite pas à louer les compétences d’André Morice en termes de « murs fortifiés ». Faisant explicitement référence au passé du ministre pendant la Seconde Guerre mondiale, cette réflexion rappelle que l’année 1958 ne peut se comprendre sans une prise en compte des blessures encore béantes d’un conflit achevé à peine 15 ans plus tôt.

Ce faisant, elle dit aussi toute la complexité de ce moment. Car si André Morice ne parvient pas retrouver un portefeuille ministériel, René Pleven refusant finalement de constituer un cabinet et, ce faisant, prononçant en quelque sorte l’acte de décès de la IVe République, il n’en soutient pas moins le général de Gaulle. Curieux attelage tout de même que ce ralliement à l’homme du 18 juin d’un prisonnier de guerre accusé à la Libération de collaboration économique : libéré en 1943, il reprend les reines de sa florissante entreprise de travaux publics qui bénéficie alors de nombreuses commandes allemandes, de l’agrandissement des aéroports de Vannes-Meucon et Château-Bougon, près de Nantes, à l’érection du mur de l’Atlantique.

Profession de foi d'André Morice (détail). Collection particulière.

Condamné en première instance, André Morice est finalement dégagé de ses responsabilités – contre l’évidence à en juger par le dossier – lors d’un procès en révision, en 1946. A en croire son biographe, l’historien Franck Liaigre, sa défense efficace repose tant sur l’exploitation de failles judiciaires que sur un solide système de clientèle, réseau patiemment tissé depuis le début des années 1930. Sans compter que le contexte du moment, à savoir les préoccupations liées à la reconstruction, jouent en sa faveur1. Aussi, André Morice dit parfaitement toute la complexité du moment 1958. Certes, il n’est pas réélu lors des élections législatives de novembre 1958, battu par le paysan Bernard Lambert. Peut-être sa défaite s’explique-t-elle par ses ambiguïtés de la Seconde Guerre mondiales, tâches sombres des années noires probablement difficilement à assumer au moment où se fonde cette république gaullienne qui sur-joue le résistancialisme. Mais il n’en demeure pas moins que 1958 n’est pas l’année du renouvellement que l’on décrit trop souvent. Certes, André Morice ne sera plus jamais ministre, mais il devient sénateur en 1965, la même année où il conquière la mairie de Nantes.

Erwan LE GALL

 

 

1 Pour de plus amples développements se rapporter à LIAIGRE, Franck, L’étrange ascension d’un maire de Nantes. André Morice, la Collaboration et la Résistance, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002.