L’engouement pour les huîtres lors de l’hiver 1940-1941

Dans son édition du 25 avril 1941, le quotidien catholique breton L’Ouest-Eclair se félicite d’une nouvelle qui ne manque pas de surprendre. Pendant le premier hiver de l’occupation, ces mois de novembre 1940 à mars 1941 qui succèdent à une débâcle militaire d’autant plus foudroyante qu’un tel désastre était proprement impensable dans ce pays sorti en vainqueur de la Grande Guerre, « on dégusta deux fois plus d’huîtres qu’en période normale ». Et, détail intéressant, le journal rennais croit même bon de préciser que les Allemands n’entrent « que pour 2% dans la proportion des dégustateurs »1. La consommation d’huîtres serait donc une pratique culinaire spécifiquement française, marqueur culturel d’autant plus singulier que la moitié nord de la France, et donc la Bretagne, est occupée par les troupes du Reich. Mais il est toutefois difficile de comprendre pourquoi cet hiver 1940-1941 est si profitable aux producteurs d’huîtres alors que l’année précédente, de temps de paix, enregistrait des résultats « normaux ».

A Cancale. Carte postale. Collection particulière.

Les huîtres sont assurément un mets à part et riche en paradoxes. Coquillages de fêtes, elles sont dégustées notamment lors du réveillon de noël et l’on sait, par exemple, qu’il faut débourser en 1912, à Brest, 1,50F pour une douzaine de Marennes. Il s’agit donc d’un plat relativement cher puisqu’il en coutera à un agent de police une demi-journée de travail, son traitement s’élevant alors 1 560 francs par an. Pendant l’hiver 1940-1941, les prix restent élevés mais n’empêchent pas le succès : en décembre 1940, ce ne sont pas moins de 1 603 090 kilogrammes d’huîtres qui sont écoulés sur les seuls marchés parisiens. Comment expliquer un tel engouement ? Faut-il en déduire que les Français ont souhaité profiter de ces biens curieuses fête de fin d’année, une année véritablement terrible, pour se faire plaisir et oublier les moments difficiles ? Une telle hypothèse n’est bien évidemment pas à négliger, mais ne permet sans doute pas d’expliquer à elle seule l’ampleur du phénomène.

Car l’engouement pour ces coquillages est tel que les précieux mollusques sont importés du Portugal, pays qui ne parvient plus à satisfaire la demande. Précisons d’ailleurs que cette internationalisation du marché de l’huître n’est pas une nouveauté née de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi par exemple que dès 1909 L’Ouest-Eclair se plaint « d’huîtres étrangères qui nous arrivent, presque en franchise, d’Angleterre, de Hollande et même d’Amérique »2. De Cancale, une telle concurrence ne peut être perçue que comme scandaleusement déloyale. Que l’on pense ne serait-ce que quelques instants à la Caravane de Pâques, sublime roman où Roger Vercel peint avec nostalgie un littoral haut-breton « éternel » et où sur les tablées les huîtres ne sont concurrencées que par les galettes-saucisses, et on comprendra tout ce qui lie ces coquillages à la péninsule armoricaine. Mets délicieux, les huîtres sont un élément essentiel du kit identitaire breton, avec le cidre, le kouign amann et les fraises de Plougastel. D’ailleurs, on remarquera que lorsqu’en 1909 L’Ouest-Eclair s’émeut de la concurrence étrangère, c’est dans le cadre d’une rubrique intitulée « La Bretagne pittoresque ».

La Seconde Guerre mondiale ne change rien à cette réalité. Mais, plutôt que de voir dans cet étrange engouement pour les huîtres une marque de patriotisme culinaire, sorte de Résistance d’autant moins risquée qu’elle se déroule dans l’assiette, c’est plutôt de distinction qu’il s’agit ici, comme souvent du reste lorsqu’il est question de goûts.  En effet, alors que L’Ouest-Eclair annonce dans son édition du 25 avril 1941 que « les stocks [d’huitres] portugaises sont désormais épuisés », le quotidien breton s’empresse de préciser que les consommateurs devront désormais se rabattre sur des coquillages bretons, « c’est-à-dire des mollusques de choix… donc de prix ». La chose est entendue : l’hypothèse patriotique tient d’autant moins la route que les huîtres consommées sont d’abord portugaises et que l’engouement est visiblement susceptible de ne pas s’accommoder à la hausses des prix entraînée par l’arrivée sur les étals des fameuses « Armoricaines plates ».

A Cancale. Carte postale. Collection particulière.

En réalité, ce sont des réalités beaucoup plus pratiques, liées au contexte général de l’occupation, qui expliquent cet engouement soudain pour les huîtres. Si les Parisiens en consomment autant, c’est que ces citadins sont « trop souvent privés de viande et de poisson ». Autrement dit, dans une cuisine de pénurie imposée par les circonstances, si les huîtres acquièrent une telle place dans les assiettes, c’est faute de mieux. Ce faisant, se révèlent deux choses. La première est le profond bouleversement induit, jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne, par la défaite de juin 1940 et l’occupation allemande. La seconde est la grande volatilité sur le temps long des goûts en matière d’alimentation. C’est ainsi par exemple qu’au début du XXe siècle, dans le Saumurois, les ouvriers maraîchers font spécifier par contrat de ne pas avoir plus de deux fois par semaine du saumon à manger. Aure temps, autres mœurs…

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 « En 1940-1941, on dégusta deux fois plus d’huitres qu’en période normale », L’Ouest-Eclair, 42e année, n°16 217, 25 avril 1941, p. 1-2.

2 « La Caravane de Cancale », L’Ouest-Eclair, 10e année, n°376, 6 mai 1909, p. 1.