La fête des Mères : une histoire culturelle avant d’être sociale

 

L’ouvrage que L.-P. Jacquemond consacre à la fête des Mères est de ceux qui rappellent combien est nécessaire l’histoire culturelle1. S’attelant à un sujet pour l’heure peu défriché par l’historiographie – seuls deux mémoires de maîtrise s’étaient avant ce livre intéressé à cette question (p. 15), enquêtes dirigées par M. Rebérioux en 1980 et A. Prost en 1981, ce qui permet par la même occasion de souligner combien ces historiens sont aussi des précurseurs – le volume entend déconstruire un mythe solidement ancré dans les mémoires, celui qui attribue au maréchal Pétain la paternité de cette célébration. Se limiter à cette rude tâche eut déjà été faire œuvre très utile. Mais le spécialiste de l’histoire du genre qu’est L.-P. Jacquemond va plus loin et entend mettre le doigt sur toutes les ambiguïtés qui se cristallisent autour de la fête des mères. Car, comme le résume parfaitement, d’une formule qui fait mouche, la célèbre historienne F. Thébaud, préfacière de cette enquête, « on peut refuser le robot Moulinex mais pas le poème, le dessin ou le collier de nouilles » (p. 12).

De lointaines origines

La première des missions que s’assigne L.-P. Jacquemond avec ce livre est donc celle des origines de la fête des Mères. Comme le martèle le titre sur la couverture, « Non, Pétain ne l’a pas inventée ! », et le premier chapitre de l’ouvrage plonge justement dans les prémices antiques et médiévaux de cette célébration. Précurseurs semblent être à cet égard les Romains avec le culte rendu à la déesse-mère Cybèle, pratique décalquée par la suite à la Vierge par les Chrétiens (p. 21, 25-26). Or, justement, quand on connaît l’importance du 15 août dans le calendrier des Bretons, on mesure combien cette histoire a à voir avec la péninsule armoricaine. Certains ne manqueront d’ailleurs pas de voir là un écho à la célèbre Dana, mère des anciens elfes et figure importante du panthéon celte (p. 24).

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Célébration de la fertilité et de la maternité (p. 21), la fête des Mères ne peut donc non seulement pas être cantonnée à la période contemporaine mais, de surcroît plonge ses racines bien au-delà de l’hexagone. C’est donc à une histoire transnationale – comme le montre la bibliographie très anglo-saxonne du volume – de l’objet que se livre L.-P. Jacquemond, notant par exemple que « les Anglais pratiquent, depuis la fin du XVe siècle, la coutume du Christian Mothering Sunday (p. 35). Là sont jetées les bases d’une célébration qui ne peut se comprendre en dehors du fait religieux, et notamment de la lecture de la Bible (p. 37). C’est là un détail important puisque, comme on le soulignera plus loin, la signification de la fête des Mères n’est pas la même pour tous les adeptes…

C’est d’ailleurs ce qui rappelle combien, au final, l’idée de cette célébration est largement partagée. Dès lors, la question des origines n’en demeure que plus épineuse. On a également beaucoup écrit que c’est à Artas, commune du département de l’Isère que naît, en 1906, la fête des mères dans sa version contemporaine (p. 66). En réalité, c’est semble-t-il aux Etats-Unis qu’émerge ce rite avec, là encore, une complexe généalogie. Si l’action d’Anna Jarvis en faveur de la fête des mères n’est plus à démontrer (p. 46-50), celle-ci n’est pourtant pas sans connaître un certain nombre de précédents dans plusieurs états du Middle West (p. 39-46). Mais, au final, peu importe de savoir qui est l’inventeur de cette célébration : c’est bien l’universalité de la pratique qui, ici, frappe. Car, lorsqu’on se focalise sur le message transmis en cette occasion, force est de constater que l’unanimité n’est plus de mise.

Quêtes de sens

En effet, ce que souligne parfaitement l’ouvrage de L.-P. Jacquemond, dimension qui du reste ne manque pas d’étonner le lecteur, c’est la grande plasticité de la fête des Mères en tant que vecteur. Il est ainsi frappant de constater à que point la signification attachée à cette célébration peut changer, pour parfois affirmer tout et son contraire. Pour les Américains Juliet, Charles et Moïse Blakeley, le message est non seulement intimement lié à la religion mais se focalise sur la lutte contre l’alcoolisme, climat pré-prohibitionniste oblige (p. 44). Anna Jarvis souhaite elle, pour sa part, un culte strictement familial, « hommage au plan humain et individuel, à celle à qui chacun doit ses jours, reconnaissance du lien du sang et célébration d’une piété filiale à la fois laïque et imprégnée de culture biblique » (p. 47). Pour la féministe Julia Ward Howe, elle aussi américaine, la fête des Mères est avant tout chose une proclamation pacifiste (p. 40). Quel contraste donc avec la célébration de la maternité, réduite à des ventres à soldats, que l’on peut observer notamment dans la Frances des années 1920-1930 ! Mais là n’est pas le seul paradoxe puisque si les Eglises protestantes et catholiques américaines s’emparent de cette célébration, c’est pour mieux contrer les féministes et leur quête du droit de vote, et au contraire promouvoir la figure de la mère au foyer (p. 50).

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Néanmoins, il est une autre catégorie d’acteurs qui investit la fête des Mères, à des fins certes beaucoup moins politiques, mais nettement plus mercantiles, ce sont les agents économiques. Dès le début, du reste, Anna Jarvis critique les dérives de « sa » fête devenue à ses yeux « mercantile » (p. 49) et, de l’autre côté de l’Atlantique, et ce malgré les rigueurs de la Seconde Guerre mondiale, les industriels ne mettent pas beaucoup de temps à flairer la bonne opportunité (p. 104). Comme le développe efficacement le chapitre 7 du volume, « la marchandisation de la fête des Mères » n’est pas une nouveauté née des Trente glorieuses, bien au contraire.

Un révélateur

Pour autant, ce qui frappe à lecture de ce livre, c’est combien ce culte est également lié au fait militaire. On a suggéré plus haut les liens entre natalité et mobilisation sous les drapeaux, celui-ci étant particulièrement sensible à la toute fin du XIXe siècle, moment de l’Affaire Dreyfus et de la crise Boulangiste (p. 58). L.-P. Jacquemond montre efficacement combien cette idée fait consensus dans la société politique française des années 1920-1930 : « à l’exception des anarchistes, des communistes et de quelques socialistes, les mouvements et partis politiques de droite ainsi que les radicaux et radicaux socialistes, sans qui aucune majorité ne peut exister, s’emploient, modernes Sisyphe, à encourager la natalité » (p. 82). Et encore, les aléas stratégiques ne sont pas sans influer sur ce tableau et, à partir de 1932, le Parti communiste opère un revirement sur la famille qui lui fait prendre fait et cause pour les valeurs traditionnelles… et la fête des mères (p. 90-91). Point de hasard là mais un des avatars du processus de nationalisation de la doctrine, ce qui renvoie nécessairement aux questions militaires. Mais cette proximité s’incarne également dans des parcours biographiques. Passons rapidement sur celui de Philippe Pétain, trop évident pour être développé ici. En revanche, évoquons à titre d’exemple Simon Maire, capitaine d’artillerie et père de 8 enfants. Fondateur et président de la Ligue populaire des pères et des mères de familles nombreuses, il est un ardent promoteur de la fête des Mères comprise en tant que célébration nataliste (p. 63-64). En réalité, ce que contribue à montrer ce rite sous la plume de L.-P. Jacquemond, c’est combien le fait militaire est, sur un temps assez long du reste, central dans l’histoire de la société française. Affirmer ceci n’est pas dire que la caserne est un lieu incontournable mais qu’elle constitue une porte d’entrée aussi efficace que vaste pour comprendre cet espace.

C’est ainsi que la fête des Mères se trouve être un terrain d’affrontement entre Vichy d’une part, l’Armée des ombres d’autre part, sans toutefois que la Résistance ne trouve rien à redire au « contenu familialiste » qu’implique cette célébration (p. 113). Dès lors, comment s’étonner que cette pratique soit récupérée par la IVe République puis par la République gaullienne ? Au cœur de cette transition se trouve l’Union nationale des associations familiales, et ses multiples délégations départementales, entité dont l’acte de naissance remonte au 3 mars 1945 (p. 122). Cette institution volontiers conservatrice (p. 122-123) plonge fondamentalement ses racines dans la politique nataliste initiée en France dès les années 1920, en réaction notamment aux pertes de la Grande Guerre,  mais prend formellement la succession de la Fédération nationale des familles crée en 1942 par Vichy (p. 117). Etonnante continuité qui, toutefois, ne doit pas induire en erreur. En effet, au final, ce que montre cette permanence, c’est le large consensus qui entoure sur le temps long l’idée de la femme au foyer (p. 113). En réalité, et c’est là toute la pertinence de la Fête des mères comme objet d’histoire, cette célébration est un puissant révélateur de l’état des sociétés étudiées. Le fameux « robot Moulinex » vilipendé plus haut par F. Thébaud, dans la préface de l’ouvrage, n’est en effet jamais que le résultat d’un discours de la modernité indexé sur la consommation de masse, et sur une division sexuelle des tâches pour le moins traditionnelle.

De la même manière, la proclamation de la fête nationale et impériale par Napoléon, fixée à compter du 1er janvier 1806 au 15 août, dit bien le caractère particulier du régime. En effet, si cette date fait référence à l’Assomption de la Vierge et à la signature du Concordat en 1801, elle est aussi un rappel de la Saint-Napoléon, jour anniversaire de l’Empereur (p. 57). Or, toute chose n’étant pas égale par ailleurs, c’est précisément cette voie que poursuit Vichy en érigeant cette célébration en « slogan idéologique au service de l’Etat français » (p. 95). On retrouve d’ailleurs la même chose en Allemagne nazie puisque « la fête des Mères [y] a lieu le 12 août, date anniversaire de la mère d’Adolf Hitler, Clara Pölzl » (p. 93). Mais que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas pour nous de mettre sur un pied d’égalité le Premier Empire, l’Etat français et le Troisième Reich. Ce que montre L.-P. Jacquemond, c’est comment ces différents régimes participent d’un semblable processus de nationalisation, ou d’étatisation, de la fête des Mères (p. 103).

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Basée sur une impressionnante bibliographie mais, paradoxalement, sur peu d’archives, cet ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes est riche et utile. Pour autant, il n’est pas, à notre humble avis, sans appeler certains compléments et notamment une histoire plus sociale de la fête des Mères. Car les discours sont une chose, les pratiques en sont une autre et sans doute l’auteur va-t-il parfois vite en besogne. Ainsi, on nous permettra de faire part de notre scepticisme quant à l’affirmation – développée dans le chapitre 4 du volume – que c’est grâce au corps expéditionnaire américain envoyé en France au cours de la Grande Guerre que la tradition du  Mother’s Day arrive en France. L’exemple du jazz (évoqué p. 75) nous paraît d’autant plus inviter à la prudence que les archives que nous avons pu dépouiller à l’occasion d’une enquête centrée sur la région de Saint-Nazaire n’ont pas révélé le moindre indice d’un tel transfert culturel2. Bien entendu, rien ne permet d’exclure un effet de source. Mais ceci, en définitive, ne fait que confirmer l’intérêt d’une enquête à plus large échelle.

De la même manière, si on veut parfaitement suivre L.-P. Jacquemond lorsqu’il décrit le processus de nationalisation de la fête des Mères à l’œuvre sous Vichy, on reste en revanche beaucoup plus mesuré quant à l’efficacité de cette politique sur les consciences. F. Loko l’a montré en ces colonnes à propos de l’Ille-et-Vilaine, il y a un gouffre entre la propagande de l’Etat français, en termes d’affichage et de déclarations, et sa mise en œuvre sur le terrain, ce qui en définitive en souligne les limites3. Là n’est pas chose neuve du reste puisque, fondamentalement, Y.-M. Evanno décrit la même chose pour la période 1939-1940 à partir de l’exemple du Centre d’information du Morbihan4. Autrement dit, il y a encore de la place pour une histoire sociale de la pratique culturelle qu’est la fête des mères, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais, à la différence du livre de L.-P. Jacquemond, cette enquête ne pourra pas faire l’économie du travail d’archives.

Erwan LE GALL

JACQUEMOND, Louis-Pascal, Histoire de la fête des Mères. Non, Pétain ne l’a pas inventée !, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 JACQUEMOND, Louis-Pascal, Histoire de la fête des Mères. Non, Pétain ne l’a pas inventée !, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 139-164 tout particulièrement.

3 LOKO, Fabiola, « Mise en œuvre et limite de la propagande du régime de Vichy en Ille-et-Vilaine (10 juillet 1940 – 5 juillet 1944) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°3, hiver 2014.

4 EVANNO, Yves-Marie, « Le Centre d’information du Morbihan ou la difficile application d’une propagande locale durant la guerre 39-40 », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°9, hiver 2017, en ligne.