La Grande Guerre et le patrimoine

 

Devenu patrimoine comme en atteste le réel succès populaire du centenaire ainsi que l’engouement pour le tourisme de mémoire, la Grande Guerre érige justement, et de manière assez ironique, cette notion en véritable nœud de conflictualité. Chaque belligérant use en effet de discours basés sur le patrimoine, qu’il s’agisse de se battre au nom de la culture ou, au contraire, de dénoncer des destructions « barbares ». C’est donc un ouvrage collectif d’un grand intérêt que publient L. Baudoux-Rousseau, M.-P. Chélini et C. Giry-Deloison, volume d’actes d’un colloque ayant réuni dans une perspective transnationale historiens et historiens de l’art pour deviser de ces questions qui ne sont pas sans intéresser la Bretagne1.

Une guerre pour préserver

En effet, l’un des indéniables paradoxes de la Grande Guerre, gigantesque hécatombe et explosion de violence sans précédent, est que la période, en plaçant les enjeux de culture au centre des affrontements, favorise la protection du patrimoine. C’est ainsi par exemple que le Mont Saint-Michel fait l’objet d’attentions toutes particulières alors que se déroulent, plus à l’Est, les effroyables batailles de Verdun et de la Somme. Pour autant, il convient de ne pas se méprendre et de ne pas généraliser cette sensibilisation au patrimoine : faute de moyens et de personnels, le musée de Saint-Malo est à la fin de l’été 1919 dans un triste état, ce qui n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques réactions outrées. Et là n’est pas un cas unique ! C’est du reste tout l’intérêt de la contribution de J. Trapp que de nous plonger dans les réserves des musées de Metz, une ville située au cœur de la tourmente pendant la Grande Guerre (p. 41-58). Même remarque en ce qui concerne la contribution d’A. Labourdette sur le musée de Douai pendant la Grande Guerre, une institution « entre recherche, exposition et pillage » (p. 73-85). Cet exemple montre d’ailleurs bien toutes les difficultés qui se présentent aux professionnels de l’époque pour protéger leurs institutions et les trésors qu’elles conservent. A Douai, c’est finalement en transformant le musée en dispensaire pour blessés légers que l’on assure la préservation des collections (p. 76).

Carte postale. Collection particulière.

Dans ce processus de sauvegarde du patrimoine en temps de guerre, la photographie tient un rôle essentiel. Il est vrai qu’elle est alors considérée comme une expression de la « vérité », dimension qui ne sera nuancée que bien plus tard par R. Barthes2. C’est bien ce qui conduit Paris à créer, avec un certain retard sur Berlin, une Section photographie des armées dont la production constitue, aujourd’hui encore, un trésor inestimable de sources pour les historiens3. En témoignent les fameux albums Valois conservés à la Contemporaine… mais également bien d’autres fonds comme les quelques 5 000 clichés des archives photographiques de Marbourg, objet d’une contribution de S. Dörler. Ce faisant, est dévoilé le rôle clef de Richard Hamann dans l’inventaire du patrimoine en Belgique et dans les départements du nord et de l’Est de la France occupés par les Allemands (p. 169-171).
Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir le patrimoine devenir un tel enjeu pendant la Première Guerre mondiale. Lors de la mobilisation générale, la notion est déjà solidement installée dans les consciences et, en France, une loi décisive est édictée le 31 décembre 1913 (texte qui demeurera d’ailleurs presqu’intact jusqu’à son intégration, en 2004, au Code du patrimoine). Autrement dit, ce soucis de préserver les « vieilles pierres » entre 1914 et 1918 ne naît pas de rien, à la manière d’une génération spontanée, mais se développe au contraire sur un terreau fertile cultivé depuis plusieurs décennies. D’ailleurs, si la séquence 1914-1918 est marquante du point de vue du patrimoine, c’est qu’elle met en évidence les lacunes des dispositifs de préservation en temps de guerre prévus notamment par les conventions de La Haye de 1899 et 1907 (p. 14 et 75).

Le patrimoine pour justifier

Mais le patrimoine n’est pas une donnée absolue, essentielle. Il s’agit d’abord, pour reprendre les termes d’A. Croix et J.-Y. Veillard, d’un « regard porté sur certaines réalités, matérielles ou non » ce qui implique, de facto, des angles, des biais, bref une subjectivité4. En d’autres termes, c’est parce qu’il est potentiellement vecteur de discours s’insérant non seulement dans la culture de guerre mais au service de l’effort de guerre que le patrimoine attise les convoitises. Ainsi, comme le rappelle S. Dörler, si Richard Hamann s’intéresse à la cathédrale de Laon, c’est parce qu’il entend démontrer l’importance de cet édifice « dans l’histoire de l’art comme source du gothique allemand » (p. 173). De même, l’art et l’histoire de la Lorraine sont alors « totalement intégrés à un contexte de soutien à la cause germanique » (p. 45). Là encore, le patrimoine n’est vu, compris, perçu que par le prisme de la nation, et comme une expression de son génie et de sa légitimité à mener le combat contre l’ennemi5. D’où les premières mesures prises, en Prusse, pendant le conflit pour réguler le marché de l’art et empêcher que des œuvres ne partent à l’étranger (p. 247-250). Comme le synthétise très justement B. Störtkuhl, cette notion constitue avant tout un argument scientifique – dimension qui rend les discours censément irréfutables – « pour étayer les concepts géopolitiques de ces années-là » (p. 211). C’est ainsi par exemple que les destructions patrimoniales sont mises en avant par Clemenceau lors des négociations de Versailles pour justifier le paiement des réparations pour dommages de guerre (p. 257-268), réalité qui fait dire à V. Gay que l’art se trouve alors « en rançon ».

Carte postale. Collection particulière.

Plus prosaïquement, le patrimoine – ou tout du moins sa bonne conservation – sert également à invalider la propagande adverse, logique qui est très présente dans la démarche initiée par Richard Hamann (p. 173). C’est bien là la justification du « concept de Kunstschutz im Kriege [Protection du patrimoine en temps de guerre], dont la paternité fut revendiquée à la fois par Paul Clemen (1866-1947) et par Wilhelm Bode, directeur général des musées de Berlin » (p. 202) et qui est une réaction aux vives « accusations de destructions proférées par la presse alliée à la suite du saccage de Louvain et du bombardement de la cathédrale de Reims en 1914 » (p. 44-45). Si cette question est bien connue en ce qui concerne les départements français occupés et la Belgique grâce aux travaux de C. Kott, elle l’est nettement moins en ce qui concerne les autres parties du front (p. 204)6. C’est dire donc tout l’intérêt des contributions de B. Störtkuhl sur le gouvernement général de Varsovie (p. 201-212) et d’A. Nieuwazny sur le front de l’Est (p. 213-217). Là encore, « l’aspect propagandiste » de la démarche ne fait pas de doute et c’est notamment pour exonérer l’Allemagne de ses responsabilités dans la destruction de la ville de Kalisz, ville de Pologne située entre Varsovie et Lodz, que le Kunstschutz intervient (p. 206).

Dès lors, l’examen des trajectoires biographiques des individus évoqués dans ce riche volume collectif montre combien l’expérience de guerre se place dans un continuum dont les racines plongent, sans contestation aucune, dans la vie professionnelle civile du temps de paix. Nommé en décembre 1899 par les Allemands à la tête des musées de Metz, Johann Baptist Keune est envoyé sur le front pour assurer la protection du patrimoine dans la zone des combats mais aussi pour documenter les découvertes archéologiques faites fortuitement à l’occasion du creusement de tranchées (p. 43-44). C’est donc bien sur la base de compétences professionnelles du temps de paix que lui est assignée cette mission qui s’intègre dans l’effort de guerre. Paul Clemen, évoqué plus haut, est universitaire et conservateur (p. 202). Conservateur lui aussi mais également  docteur en histoire de l’art et professeur à l’université de Giessen, Christian Rauch se voit confier par les autorités d’occupation la direction du musée de Douai (p. 79). Là, ce faisant, se dévoile la faculté de l’armée allemande à recruter dans le civil des compétences bien particulières au service de l’effort de guerre. Et on serait même tenté, à la lumière de la trajectoire de Tadeusz Szydlowski, de dire que ces logiques ne prennent pas fin avec l’Armistice du 11 novembre 1918. Pour Gerhard Bersu et Wilhelm Unverzagt, l’expérience de guerre prend la suite d’une carrière balbutiante et pose les jalons de parcours professionnels constellés de doctorats et de postes de direction dans le secteur culturel (p. 17-18). D’ailleurs, à propos de ce dernier, qui deviendra en 1953 président de la commission pré et protohistorique de l’Académie des sciences d’Allemagne de l’Est, il est difficile de ne pas penser aux intellectuels SS naguère étudiés par C. Ingrao : membre du NSDAP en 1937, Wilhelm Unverzagt conserve dans le principal bunker de Berlin, et ce jusqu’en 1945, des trésors archéologiques pour les  préserver « du vol » (p. 18)7. Juif, Gerhard Bersu est lui contraint de quitter l’Allemagne et fait ensuite carrière en Angleterre puis en Irlande (p. 17). Ajoutons enfin que cette réalité ne concerne pas que l’Allemagne, ce qui invite à l’évidence à un examen à plus large échelle de cette question. Auteur en 1919 d’une brochure dénonçant les destructions infligées au patrimoine polonais pendant la guerre, texte basé sur une culture victimaire sous-tendant un engagement nationaliste, il est conservateur de musée et président de l’Association polonaise des historiens d’art (p. 213).

Carte postale. Collection particulière.

Le patrimoine est un enjeu essentiel de la Grande Guerre et non seulement ce volume collectif le rappelle parfaitement mais il dévoile quelques pistes qui, assurément, invitent à de futurs approfondissements. On a évoqué plus haut la question des trajectoires socio-biographiques des « professionnels du patrimoine » et il n’est sans doute pas inutile d’y revenir. Intéressant également est l’action de Christian Rauch au sein du Musée de Douai en faveur d’une démocratisation de la culture. En effet, c’est bien dans le cadre d’une véritable politique des loisirs des soldats qu’est gérée l’institution, entre recharge mentale et idéologique (p. 78-79). Reste  toutefois à interroger la réalité sociale de ce phénomène : est-il un cas unique sur les champs de bataille de la Grande Guerre et, surtout, qui sont les hommes qui viennent visiter ce musée ? S’agit-il d’un classique phénomène de distinction reproduisant des pratiques du temps de paix ou, au contraire, l’armée participe-t-elle d’une certaine forme de démocratisation culturelle ? Autant de problématiques qui nous invitent à penser que la question des patrimoines en Grande Guerre est loin d’être close.

Erwan LE GALL

BAUDOUX-ROUSSEAU, Laurence, CHELINI, Michel-Pierre et GIRY-DELOISON, Charles (études réunies par), Le Patrimoine, un enjeu de la Grande Guerre. Art et archéologie dans les territoires occupés 1914-1921, Arras, Artois Presses Université, 2018.

 

 

 

 

1 BAUDOUX-ROUSSEAU, Laurence, CHELINI, Michel-Pierre et GIRY-DELOISON, Charles (études réunies par), Le Patrimoine, un enjeu de la Grande Guerre. Art et archéologie dans les territoires occupés 1914-1921, Arras, Artois Presses Université, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Dans la Chambre claire d’Alexandre Mounicot. Réflexions barthiennes sur un fonds de photographies privées de la Grande Guerre », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°9, hiver 2017, en ligne.

3 GUILLOT, Hélène, Les soldats de la mémoire. La Section photographique de l’armée, 1915-1919, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017.

4 CROIX, Alain et VEILLARD, Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 (réed.), p. 9.

5 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Une histoire connectée des destructions monumentales infligées à la Belgique pendant la Première Guerre mondiale ? Le cas de la Bretagne », in CLAES, Marie-Christine et TIXHON, Axel (dir.), 14-18, L’art dans la tourmente, Namur, Société archéologique de Namur, 2019, p. 92-103.

6 KOTT, Christina, Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupées, 1914-1918, Bruxelles, Peter Lang, 2006.

7 INGRAO, Christian, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.