Un regard très neuf porté sur le sous-officier de la Belle époque

 

L’ouvrage que publie M. Marly aux Presses universitaires de Rennes, issu d’une thèse préparée sous la direction de J.-F. Chanet et soutenue en 2015, est incontestablement de ceux qu’il faut lire1. Ce volume constituera à n’en pas douter un des événements de la rentrée littéraire historienne de l’automne 2019 et s’affirme d’ores et déjà comme un incontournable pour qui s’intéresse à l’exploitation des fiches matricules du recrutement : on connaissait l’enquête classique de Jules Maurin, prolongée récemment par les excellents travaux de J. Halais – malheureusement absents de la bibliographie – il faudra désormais compter aussi avec ce livre dont l’objet n’est pas un bureau de recrutement mais un corps, celui des sous-officiers de l’armée française de 1872 à 19142. Ce faisant, l’auteur propose une enquête stimulante qui non seulement brille par son originalité mais contribue indéniablement à une meilleure connaissance de l’armée française de la Belle époque. Sans surprise pour qui connaît M. Marly, un Morbihannais passé notamment par l’Université Rennes 2, le propos comporte une forte dimension sociale mais sait aussi se faire culturel, et même politique.

Une histoire sociale

Dans le sillage des enquêtes « socio-historiennes » produites par F. Rousseau3, l’auteur base sa réflexion sur un corpus théorique empruntant à Michel Foucault (p. 16) – le titre de l’ouvrage constituant un clin d’œil évident à Surveiller et punir – mais aussi Erving Goffmann – même s’il se détache heureusement du concept d’institution « totale », inopérant ici (p. 17)4 – voire  même, à l’occasion, à Sigmund Freud. Il en résulte une enquête rigoureuse déconstruisant efficacement « la culture militaire » pour réinsérer ces sous-officiers dans un cadre beaucoup plus large, celui du travail en France en cette fin du XIXe siècle. De ce point de vue, le recours aux analyses d’Yves Cohen sur l’autorité est particulièrement bénéfique5. Ainsi, l’importance toujours plus grande accordée au capital scolaire pour l’obtention du galon (p. 78-79) participe d’un mouvement global qu’il est d’autant plus faux de circonscrire à la seule caserne que ses murs sont plus ouverts que ce que l’on ne croit généralement : c’est ainsi qu’à Douai, Alençon ou encore à Angers, les régiments partagent avec des lycées certains bâtiments où sont délivrés des leçons physique-chimie (p. 83).

Carte postale. Collection particulière.

Cette analyse très sociologique a peut-être néanmoins parfois tendance à perdre de vue quelques spécificités du « métier militaire » (un registre omniprésent tout au long du volume). C’est ainsi par exemple que si l’auteur note à raison tout ce que l’histoire sociale de l’armée française de l’époque peut retirer des récents « travaux consacrés aux forces de l’ordre » (p. 13), il oublie de rappeler que celles-ci ne sauraient pour autant être confondues aux troupes régulières. En effet, les militaires ne détestent rien de plus, justement, que de participer à de telles opérations. De la même manière, on doit avouer notre scepticisme envers une enquête s’attelant à l’analyse du corps des sous-officiers de l’armée française – comprise ici dans sa dimension terrienne mais non exclusivement métropolitaine – dans son ensemble, sans pour autant opérer de distinction entre l’infanterie d’une part, l’artillerie, le génie ou encore la cavalerie d’autre part. Sans toutefois avoir la moindre certitude en la matière, il nous semble que la différence entre ces armes est suffisamment marquée pour que puissent s’observer certaines particularités suivant les affectations. Peut-on ainsi vraiment mettre sur un pied d’égalité un sergent d’un régiment d’infanterie d’active en province et un autre, bien que servant dans la même garnison, qui officierait dans un état-major, un régiment du train où une section de commis et ouvriers militaires d’administration ? Peut-être, mais nous aurions bien aimé bénéficier à ce propos de plus amples développements que les quelques allusions parsemées çà et là au fil du volume (p. 40 notamment).

Pour l’auteur, si une distinction doit être opérée au sein du corps des sous-officiers, c’est au sein de 4 modèles-types mélangeant grades et fonctions et abondamment développés au cours du second chapitre de l’ouvrage (p. 49 et suivantes) : « le sergent, l’adjudant, le sous-officier spécialiste et le comptable ». Ce faisant, l’auteur produit une passionnante analyse des trajectoires sociales, parcours d’autant plus stimulants qu’ils intègrent parfaitement « l’après caserne » et le retour aux carrières civiles (p. 50). C’est donc bien dans des continuums de vie que sont appréhendés ces sous-officiers, ce qui est un des indéniables points forts d’un volume qui n’en manque pas.

On pourra néanmoins discuter le cadre même choisi par l’auteur pour produire son analyse. M. Marly base une part importante de son travail sur un corpus de « 3 327 sous-officiers réalisé à partir de registres matricules militaires sélectionnés dans 13 bureaux de recrutement », dont ceux de Vannes et Rennes en Bretagne (p. 24). Certes, du point de vue statistique, tout ceci se tient parfaitement mais n’y a-t-il néanmoins pas quelques risques à baser une enquête portant sur l’armée française dans son ensemble et pendant 40 années sur seulement 3 300 individus, quand bien même ceux-ci seraient sélectionnés sur la base d’un échantillonnage particulièrement rigoureux ? En procédant de la sorte, ne courre-t-on pas le risque d’une histoire sérielle qui serait comme désincarnée, détachée du territoire et de la société quelle entend étudier du fait d’un corpus trop restreint ? Il est bien entendu difficile – pour ne pas dire impossible – de répondre à une telle interrogation qui relève, de surcroît, pour une large partie du retour d’expérience. En effet, en basant nos travaux doctoraux sur le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo sur une base de données constituée de 2 688 morts pour la France, nous avons eu de nombreux doutes quant à la représentativité de notre échantillon, notamment en ce qui concerne les années 1917 et 1918, moins meurtrières que 1914 et 1915. Et encore ne s’agissait-il que d’une enquête portant sur une seule unité et sur un laps de temps de cinq années. Dès lors, comment pouvoir être certain que 3 327 fiches matricules offrent une lecture non biaisée, non déformée, de l’ensemble des sous-officiers de l’armée française de 1872 à 1914 ? 

Carte postale. Collection particulière.

Autre point qui ne manque pas de laisser songeur, M. Marly affirme que la « monographie régimentaire, si elle présente de nombreuses vertus, ne permet pas de saisir les transformations sociales à l’échelle de l’institution militaire ». Non seulement nous ne partageons pas cette opinion mais il nous semble que celle-ci, assénée de manière pour le moins abrupte, aurait méritée de plus amples développements6. Ceci dit, ce n’est encore une fois pas tant le travail de l’historien que nous critiquons ici que le terrain exclusif sur lequel il entend se placer. Encore une fois, ce livre constitue dès aujourd’hui un « must read » devant figurer dans toute bonne bibliothèque mais il nous semble que la compréhension du sous-officier de l’armée française de la Belle époque gagnerait à être complétée par un certain nombre d’analyses plus ciblées, reposant sur des cadres chronologiques et géographiques plus restreints afin de gagner en finesse de grain et, paradoxalement, en épaisseur sociologique. Bref, passer d’une histoire strictement quantitative à une méthode plus prosopographique.

Une histoire culturelle

Là sont néanmoins des considérations qui ne se posent pas lorsque l’auteur s’attache aux représentations attachées aux sous-officiers de l’armée française. C’est là un des immenses intérêts de l’histoire culturelle que de permettre un plus grand détachement par rapport à ces arides réflexions méthodologiques. En effet, rien n’autorise à penser, en l’état actuel des connaissances, que l’image du sous-officier de l’armée française de la Belle époque n’est pas communément partagée à Roscoff et à Nice, tant par les ouvriers, les paysans que par les commerçants et les « capitaines d’industrie ».

Car il convient de ne pas s’y tromper : si le sous-officier est une figure aussi importante, c’est qu’il incarne, d’une certaine manière, « une forme d’inversion sociale de l’autorité car il commande [potentiellement devrait-on rajouter car tel n’est pas toujours le cas] à des recrues plus instruites et plus éduquées » (p. 22). Là est bien la source d’une abondante littérature qui, du comique-troupier le plus gras aux romans de Courteline, rencontre à l’époque un réel succès et constitue à n’en pas douter une clef essentielle de compréhension de la société d’alors. De même, on voit bien qu’incarnant aussi une autorité – certes intermédiaire – basée sur l’ancienneté et la méritocratie des armes (p. 71), le « sous-off » s’accommode parfaitement bien des valeurs défendues par la République bourgeoise de l’époque.

Pour autant, le sujet ne nous paraît, là encore, pas totalement circonscrit et certains passages du volume appellent sans doute à de plus amples développements. Ainsi, lorsque M. Marly affirme (p. 39) « que cette croyance dans la subordination naturelle de la paysannerie vient surtout conforter le désir de voir les sous-officiers limités dans leurs ambitions sociales et professionnelles, condition sine qua non de leur éducation militaire ». N’y a-t-il pas là un propos qui mériterait certains éclaircissements ? En effet, les registres matricules du recrutement regorgent d’exemples de sous-officiers parvenus, à la faveur de la Grande Guerre, à l’épaulette. Certes, on aura raison de mettre en avant le poids des circonstances et la nécessité absolue de renouveler les cadres de cette armée française si éprouvée par l’entrée dans le conflit. Mais, comment mesurer la force de cette dernière ? Ou, pour parler autrement, l’hécatombe des premiers mois de campagne est-elle de la puissance d’un tsunami ou balaye-t-elle une représentation mentale qui n’est finalement pas si solidement intériorisée que cela ?

Carte postale. Collection particulière.

De la même manière, si l’auteur décrit de manière très convaincante la figure spécifique du sous-officier corse (p. 107-110), on a plus de mal à le suivre quand il affirme que dans l’île de Beauté, « l’engagement militaire n’est pas le signe d’une rupture avec le milieu d’origine mais, à l’inverse, la manifestation d’une plus grande intégration locale » (p. 110). En effet, en quoi ce propos ne vaudrait-il pas pour la Bretagne ? Ne dispose-t-on pas d’un certain nombre d’archives qui montrent – on pense notamment dans le cadre du 47e RI au cas de Jean Gouin – que de telles carrières sont au contraire synonymes d’une réelle insertion dans la société d’alors, avec tous les symboles d’une vie bourgeoise et rangée, pour ne pas dire fonctionnarisée, que cela peut impliquer ?(p. 123, 135) De surcroît, M. Marly affirme dans un second temps, propos avec lequel nous sommes pleinement en accord, que (p. 121) :

« La représentation sociale du soldat sans feu ni lieu, retournant à l’armée faute de trouver sa place dans la société civile – que l’on pense au Jean Macquart imaginé par Zola dans La Terre – laisse penser que ces cas pouvaient être fréquents à la fin du XIXe siècle. Or, l’exploitation quantitative des registres matricules nuance quelque peu cette représentation. »

En réalité, ce que montre avec grand talent l’auteur, c’est que les sous-officiers sont des homo economicus comme les autres et qu’ils opèrent des choix raisonnés de carrière, développant des stratégies dépendant notamment de la conjoncture économique du moment (p. 122).

Histoire politique

S’ouvre là la partie la plus intéressante – et pour tout dire réellement passionnante – du volume, celle qui entend replacer le sous-officier de l’armée française de la Belle époque dans sa réalité politique et économique. Assimilés à des « petits employés (p. 139 et suivantes), ces militaires sont envisagés en termes de niveau de vie et de pouvoir d’achat. Certes, on aurait aimé que l’auteur lise l’historien R. Porte et notamment ce qu’il peut dire de la solde d’un sous-lieutenant à la veille de la Grande Guerre afin de donner plus de profondeur de champ à son sujet7. Pour autant, il n’en demeure pas moins que ce sont des pages d’une réelle importance qui s’offrent au lecteur, dressant le portrait d’un sous-officier consommateur et en quête d’un certain confort matériel (p. 145) et souhaitant, pour tout dire, accéder à une vie « normale », avec appartement privatif, femme et enfants (p. 152 et suivantes). Or ceci ne va pas sans difficultés puisque, rappelle M. Marly,(p. 160-161) :

« D’un côté les sous-officiers font valoir leurs aspirations civiles contre l’idéalisation sacerdotale de la vocation militaire ; de l’autre, l’institution militaire entend conserver certains particularismes pour ne pas voir l’esprit militaire dilué dans le grand bain des aspirations civiles. Aux modes de vie et aux attentes de sous-officiers qui conçoivent en effet leur métier à manière de petits employés de la fonction publique, l’armée oppose les traditions militaires pour mieux défendre les principes hiérarchiques et disciplinaires si prégnants dans le quotidien des casernes. »

Dès lors, comment s’étonner que ces sous-officiers ne développent pas une « culture revendicative » (p. 169) qui non seulement les réinsère dans un mouvement beaucoup plus vaste, traversant la société française dans son ensemble, mais laisse la porte ouverte à un « proto-syndicalisme » (p. 187) dont l’un des éléments les plus visibles est sans conteste le développement d’une « presse professionnelle » (p. 183) ayant pignon sur rue. ? Il y a là des pages d’une rare qualité, ouvrant des chantiers d’autant plus neufs qu’ils doivent être appréhendés sur un mode transnational. En effet, quand M. Marly rappelle – à juste titre du reste – que « la force du corporatisme, la recherche de distinction sociale et l’éthique aristocratique constituent encore des points de repères essentiels pour comprendre les attitudes et les réflexes des officiers français, lesquels cherchent à maintenir leur prestige par une distance patiemment entretenue avec leur subordonnés » (p. 171), il ne fait au final que reprendre le tableau que dresse, pour la Grande-Bretagne, l’historien G. Sheffield8.

Carte postale. Collection particulière.

Quiconque connait un minimum M. Marly s’attend en le lisant à un propos très marqué par la sociologie. De ce point de vue, ce Distinguer et soumettre ne surprendra pas même si c’est, avouons-le sans honte, pas la dimension qui nous apparaît la plus intéressante du volume. Loin d’un structuralisme parfois convenu, c’est quand l’auteur emprunte des chemins de traverse, notamment culturels et plus encore politiques, qu’il nous séduit le plus. Ce faisant, se dévoile une pensée incisive et parfois même iconoclaste, surtout qu’elle n’est pas, par lointains ricochets, sans faire songer à l’histoire la plus actuelle. Délivrant quelques précieuses pages sur les enfants de troupes, l’historien conclut à l’échec des institutions qui sont spécialement développées pour eux. Or, toutes choses n’étant pas égales par ailleurs, la cause qui est avancée ne manquera pas de faire grincer certaines dents (p. 134) : « l’absence de sélection scolaire expliquerait également le dysfonctionnement de ces écoles ».

Erwan LE GALL

MARLY, Mathieu, Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.

 

 

 

 

 

1 MARLY, Mathieu, Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 MAURIN, Jules, Armée, guerre, société, soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 ; HALAIS, Jérémie, Des Normands sous l’uniforme 1899-1919. De la caserne à la Grande Guerre, Bayeux, OREP éditions, 2018.

3 ROUSSEAU, Frédéric (Dir.), La Grande Guerre des sciences sociales, Outremont, Athéna, 2014.

4 Tel n’est en revanche pas le cas du récent ROUSSEAU, Frédéric, 14-18, Penser le patriotisme, Paris, Gallimard, 2018.

5 COHEN, Yves, Le Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Editions Amsterdam, 2013.

6 En plus de notre thèse on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « De la complexité d’un objet historique anodin : le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°12, été 2018, en ligne.

7 PORTE, Rémy, 1914. Une année qui a fait basculer le monde, Paris, Armand Colin, 2014, p. 84 notamment.

8 SHEFFIELD, Gary D., Leadership in the Trenches. Officer-Man Relations, Morale and Discipline in the British Army in the Era of the First World War, London, Palgrave Macmillan, 2000.