En avant la musique (militaire) !

 

La scène se déroule à Saint-Malo dans les premières heures du mois d’août 1914. Devant le kiosque de la porte Saint-Vincent, à l’entrée de la ville close, une foule compacte et enthousiaste se réunit pour écouter la musique du 47e régiment d’infanterie interpréter un répertoire résolument patriotique, composé notamment des hymnes nationaux des pays alliés. De tels événements sont attestés dans toutes les garnisons de France et de Navarre et ont d’ailleurs longtemps fourni, jusqu’à la publication en 1977 de la magistrale thèse de l’historien J.-J. Becker, la matière première du « mythe de la fleur au fusil ». Sans doute est-ce d’ailleurs ce revirement historiographique qui, par bien des égards, permet d’expliquer pourquoi fut perdue de vue cette entrée en guerre qui, en bien des lieux, s’effectua en musique. C’est donc avec la plus grande attention que l’on s’attardera au livre que T. Bouzard consacre à l’histoire de « l’orchestre militaire français », savant volume issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016 et préparée sous la direction de X. Boniface, historien dont on connaît la richesse de l’œuvre1.

Un champ en pleine expansion ?

Un tel sujet pourra paraître anecdotique, pour ne pas dire digne de peu d’intérêt, au profane. Il nous semble au contraire central et s’insère dans une profonde dynamique de renouvellement des connaissances. Présentée en 2014 à l’Historial de Peronne, la belle exposition – et le non moins riche catalogue qui l’a accompagnée – l’a rappelé avec force : si la Grande Guerre est affaire de transgression sonore, ce que l’on savait depuis les fameuses Cloches de la terre d’A. Corbin, elle est aussi musiques, mélodies et chants2. C’est donc bien dans le sillage du profond renouvellement engendré par l’histoire culturelle que s’inscrit le volume de Thierry Bouzard.

Carte postale. Collection particulière.

On ne peut d’ailleurs que saluer cette démarche tant elle contribue à combler un vide historiographique certain. On le sait, l’histoire des armées ne fait depuis bien longtemps plus recette. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces musiques militaires constituent un véritable angle-mort, dimension qui rend la lecture de ce volume nécessaire à quiconque entend s’intéresser à ces questions. Mais à une disqualification fondée sur un certain antimilitarisme s’ajoute ici une seconde, autrement plus pernicieuse, celle qui héritée d’un bon mot attribué de manière apocryphe à Clemenceau stipule que « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique » (p. 12). Un pêché  en quelque sorte de distinction pour un volume dont l’objet d’enquête se trouve être à mille lieues d’une histoire de la musique légitime de la Grande Guerre, celle par exemple composée par Maurice Ravel et son Concerto pour la main gauche. C’est dire donc si, malgré les apparences, le volume proposé par T. Bouzard navigue à contre-courants.

Pour autant, à l’instar des travaux de J.-F. Chanet, ce dense livre ne saurait se limiter à ce strict cadre3. C’est en effet à une histoire politique du culturel qu’invite le sujet, en revenant sur la volonté d’investissement de l’espace public par l’Etat au moyen des musiques militaires pour mieux assoir le régime (p. 251). Celle-ci rencontre d’ailleurs rapidement l’intérêt des communes qui voient là le moyen d’animer à peu de frais leurs villes. Le fait est notamment attesté pour de nombreuses cités balnéaires et, toujours pour reprendre l’exemple de Saint-Malo, on sait que la musique du 47e RI compte parmi les attractions de la saison estivale4. Une pratique qui perdure, au prix de quelques menus arrangements avec la morale patriotique du moment, pendant la Grande Guerre5.

Carte postale. Collection particulière.

Le fait est, et il est trop souvent oublié par la littérature, que c’est du peuple que les armées reçoivent leur mandat (p. 209) et c’est, fondamentalement, ce que rappellent ces formations musicales en cherchant à tisser de solides liens avec la sphère civile. D’ailleurs, à en croire l’auteur, ces années de Belle époque constituent bel et bien le véritable « âge d’or » des musiques militaires (p. 228). L’interprétation de l’hymne national s’intègre en effet dans une stratégie qui, loin de se limiter à une exacerbation du sentiment patriotique, revêt des visées beaucoup plus pratiques, d’ordre constitutionnel et idéologique. Ainsi, lors d’un concert d’une musique militaire (p. 234) :

« L’ajout du refrain bien connu de La Marseillaise est comme l’indicatif des messages publicitaires modernes, un moyen de rappeler qui fournit la réjouissance. Il n’y a donc plus de raisons d’opposer à un régime qui offre ces moments de bonheur collectif. »

Sans surprise, on apprend que le populiste avant l’heure général Boulanger n’hésite pas, lui-aussi, à puiser dans ce registre (p. 244). Reste à savoir s’il cherche ici à consolider le régime ou son propre destin, dimension sur laquelle T. Bouzard ne s’étend nullement.

Une histoire institutionnelle

C’est donc une musique militaire à la croisée des chemins – militaire et culturelle mais aussi politique – qui se dévoile au fil de ces pages, dimension qui ne fait que souligner le caractère hybride de l’institution. En effet (p. 209),

« ces personnels sont administrativement militaires, mais la musique qu’ils jouent est civile, destinée à l’ensemble de la population, dans les concerts publics et le cérémonial. Organisées par les militaires, les cérémonies et les prises d’armes ne se conçoivent pas sans la participation d’autorités civiles. »

Mais c’est en réalité à une histoire institutionnelle, par les règlements et les prescriptions normatives, à laquelle se livre T. Bouzard. De la fin de l’Ancien Régime à la guerre de 1870 (période traitée sur les 200 premières pages du volume), la musique militaire y apparaît dans toutes ses fluctuations institutionnelles. La période qui nous intéresse, courant des lendemains de « l’Année terrible » à la Grande Guerre occupe pour sa part les deux derniers chapitres de ce riche livre. On saura ainsi tout ou presque du recrutement des chefs de musique (p. 211 et suivantes) ou de la reconnaissance du statut des musiciens (p. 217 et suivantes). De même, l’instruction ministérielle du 31 octobre 1898 qui fixe l’organisation des musiques pour les différentes armes fait l’objet de très utiles développements (p. 262).

Carte postale. Collection particulière.

Ce que n’est pas ce livre

Toutefois, il est difficile de ne pas confier la frustration qui s’empare du lecteur au fil de ces pages qui, bien que de grande qualité, ne parviennent pas à faire le tour de ce sujet. Comment le pourraient-elles d’ailleurs tant le champ de la musique militaire est vaste, ce que concède du reste l’auteur dès le « préambule » de l’ouvrage (p. 12) :

« Il ne s’agit pas d’un genre musical à proprement parler. La porosité est grande entre les répertoires civils et les orchestres qui ne font que transposer pour l’écoute en plein air des compositions contemporaines, venues de l’opéra jusqu’au café-concert au XIXe siècle, de la musique classique popularisée par la télévision ou de la variété d’aujourd’hui. »

Proposant une histoire institutionnelle, presque règlementaire de la musique militaire, T. Bouzard se limite non seulement à une histoire par le haut – on aurait aimé ainsi suivre le quotidien d’une formation dans une garnison – mais élude totalement la question de la réception des œuvres par le public. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’on puisse lui en tenir rigueur, l’auteur délimitant son sujet aux orchestres militaires définis comme suit (p. 17):

« Une musique militaire est un orchestre de plein air qui regroupe des instrumentistes jouant sur des instruments d’harmonie (bois et cuivres) et des percussions (grosse caisse, cymbales, triangle, chapeau chinois…). Il est renforcé par les instruments d’ordonnance (instruments naturels) lors des cérémonies et des défilés, mais ces derniers appartiennent organiquement à leurs unités (compagnie ou escadron). Il est dirigé par un chef de musique dirigé par un sous-chef. »

Aussi, il n’est pas dans l’intention de T. Bouzard de s’inquiéter de l’effet de ces orchestres sur le public. Or, là est une question d’importance puisqu’on a vu plus haut leur fonction politique, celle de créer un lien – pour reprendre un vocabulaire parfaitement anachronique – entre l’armée et la nation (p. 249, l’auteur cite une prescription du ministère de la Guerre datant de 1886 qui, néanmoins, reprend ces termes). Autrement dit, les musiques militaires comptent-elles parmi les nombreuses institutions qui, aux côtés de l’école notamment, permettent d’expliquer le consentement de la société française au conflit ? Là est une problématique qui reste à explorer, chose qui ne pourra se faire qu’en se livrant à une histoire sociale, par le bas, de ces musiques. T. Bouzard explique ainsi qu’en 1914 l’armée compte « un peu plus de 400 orchestres », ce qui en fait « le premier employeur de musiciens en France » (p. 259). Dès lors, n’y aurait-il pas intérêt à mener une vaste enquête prosopographique sur ces individus, travail certes fastidieux pour ce qui est de la constitution de la base de données mais, avouons-le, terriblement alléchant pour ce qui est des perspectives ? La 11e région militaire, qui associe territoires ruraux et grandes villes (Nantes, Brest…) mais également de forts contrastes en termes électoraux, pourrait pour le coup constituer un espace de choix.

Carte postale. Collection particulière.

Il n’est toutefois pas certain que le matériau archivistique, à l’heure où nous écrivons ces lignes, existe pour se livrer à une telle enquête. Mais que l’on ne se méprenne pas. Notre intention n’est pas ici de souligner les manques du volume que publie T. Bouzard mais de rappeler, au contraire, combien celui-ci constitue une base incontournable tant, à l’évidence, le sujet qu’il entend parcourir n’est pas épuisé. Que l’on songe par exemple à une optique comparatiste, s’intéressant notamment aux circulations interalliées en termes de répertoire. Sans doute y aurait-il là matière à en finir avec bien des idées reçues

Erwan LE GALL

BOUZARD, Thierry, L’Orchestre militaire français. Histoire d’un modèle, Paris, Editions Feuilles, 2019.

 

 

 

 

 

 

 

1 BOUZARD, Thierry, L’Orchestre militaire français. Histoire d’un modèle, Paris, Editions Feuilles, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CORBIN, Alain, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994 ; GETREAU, Florence (dir.), Entendre la guerre. Sons, musiques et silence en 14-18, Paris, Gallimard / Historial de la Grande Guerre, 2014.

3 CHANET, Jean-François, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

4 Pour de plus amples développements, on se permettre de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 33-34.

5 LE GALL, Erwan, « S’accommoder de la Grande Guerre ? Quelques réflexions à propos du tourisme à Saint-Malo en 1914-1918 », in EVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan, Tourisme et Première Guerre mondiale. Pratique, prospective et mémoire (1914-2014), Ploemeur, Editions CODEX, 2019, p. 147-159.