Pour une nouvelle histoire des anciens combattants de la Grande Guerre

 

En France, il est impossible de parler des anciens combattants de la Première Guerre mondiale sans évoquer la magistrale thèse d’A. Prost1. Mais, outre que celle-ci est publiée en 1977, ce qui commence tout de même à dater, force est de constater qu’elle n’est pas sans prolongements possibles. Ainsi, il nous semble nécessaire de produire un certain nombre d’études de cas nous permettant de mieux comprendre le vécu, au quotidien ou presque, des sections locales de ces associations, le monde combattant étant en définitive indissociable de cette société villageoise qui se trouve en pleine mutation au cours des années 1920-1930. Plus encore, ce champs historiographique doit être replacé dans le questionnement portant plus largement sur les sorties de guerre, voire même les entrées en paix2. Exposer ceci n’est pas faire injure au maître qu’est A. Prost mais, bien au contraire, souligner combien ses réflexions sont fondatrices et méritent d’être poursuivies. En France, un certain nombre de jeunes chercheurs ont ces dernières années décidé d’embrayer ce pas, et l’on pense notamment aux passionnants travaux de C. Collard sur l’école de reconversion professionnelle de Rennes3. Mais l’ouvrage que publient D. Swift et O. Wilkinson chez Routledge, dans la prestigieuse collection Studies of First World War, montre que l’inspiration doit également venir des îles Britanniques4.

Spécificités géographiques

Bien entendu, les problématiques développées dans ce riche volume ne peuvent pas être intégralement transposées à la péninsule armoricaine. Non seulement J. D. Stover a bien montré dans ces mêmes colonnes combien l’influence de la Pâques 1916 sur le mouvement breton demeure, bien que réelle, faible, mais les contextes locaux doivent être radicalement différenciés5. Si le climat peut-être à l’occasion tendu en Bretagne, entre conflits sociaux et crainte du péril bolchévique, il n’est nullement question, comme en Irlande, de guerre civile.

Groupement d'anciens combattants, sans lieu ni date. Collection particulière.

Il s’agit là, bien entendu, d’une distinction fondamentale et, en se basant sur le cas de Cork, J. Borgonovo produit une passionnante contribution déconstruisant bien des discours quant à la sortie de guerre des vétérans irlandais de l’armée britannique. Non, tous ne sont pas persécutés par l’IRA (p. 82 et 104 notamment) et certains servent même dans ses rangs. S’intéressant aux modalités de recrutement de l’Armée révolutionnaire irlandaise, S. O’Connor montre combien celle-ci use du principe de disponibilité fonctionnelle (p. 112) et combien, au final, les engagements s’intègrent dans des continuums de vie, qu’il s’agisse de poursuite d’une expérience combattante faute de vie professionnelle préalable (p. 106) ou de pression provenant des environnements amicaux et familiaux (p. 109).

Mais certains discours portés notamment par le mouvement nationaliste, et qui ne sont pas sans faire penser à ce que peut affirmer la nébuleuse Breiz Atao ! au cours des années 1920-1930, postulent une histoire plus tranchée, la mémoire étant encore une fois l’outil politique du temps présent, et proclament notamment que les morts ne le sont pas pour la Grande-Bretagne mais à cause d’elle (p. 89). En réalité, la situation est beaucoup plus complexe et les auteurs témoignent non seulement d’une plus grande compréhension des enjeux du moment mais d’une véritable rationalité qui  rappelle combien la citoyenneté est une dimension essentielle de l’endurance combattante. A l’instar de ce que peut prôner un W.E.B. Du Bois à propos des Afros-Américains, le conflit apparaît comme une opportunité pour faire valoir des droits. Dans le cas des Irlandais, c’est bien l’application de la Home Rule qui, ici, constitue un point essentiel de la Grande Guerre (p. 84).

Zone d’influences

Un des points particulièrement novateurs du volume, et qui montre combien l’historiographie à évolué depuis la thèse d’A. Prost, est la volonté des directeurs de l’ouvrage d’embrasser la question des démobilisations dans son ensemble, c’est-à-dire en s’intéressant tant aux hommes qu’aux femmes (p. 2). Objectif ambitieux, trop peut-être tant l’essentiel des communications ne fait au final qu’effleurer cette question, mais qui mériterait assurément des prolongements de l’autre côté de la Manche. Car si P. Bette a consacré au début des années 2010 sa thèse aux veuves de guerres, reléguant de facto les femmes dans un statut de victimes, l’histoire de la sortie de guerre des infirmières et autres femmes mobilisées sous l’uniforme – on évacuera ici la question des munitionnettes désormais bien connue – demeure à écrire6. En effet, il ne fait pas de doute que le genre est un outil précieux pour qui s’intéresse à cette période de transition (p. 3). A cet égard, la contribution de K. Robert sur les associations de femmes vétérans constitue un apport de grand intérêt (p. 122-141).

Groupement d'anciens combattants, sans lieu ni date. Collection particulière.

Mais là où les réflexions coordonnées par D. Swift et O. Wilkinson font le plus mouche, c’est indéniablement lorsqu’il s’agit d’appréhender le terrain politique. En effet, contrairement à ce que laisse trop souvent entendre la position surplombante de la British Legion, le monde combattant britannique est multiple et traversé par de nombreuses tensions idéologiques (p. 5). Or, plutôt que de les appréhender par en haut, le volume appelle à une approche plus proche du terrain, par l’intermédiaire d’études localisées qui font merveille. P. Huddie le rappelle d’ailleurs fort justement : les termes de « vétérans » ou d’ « anciens combattants » sont trop englobants et masquent la grande diversité des expériences entre fantassins, artilleurs, mais aussi marins ou aviateurs, sans compter, on l’a dit, hommes et femmes (p. 34). C’est d’ailleurs bien ce qui légitime l’insertion dans ce volume de contributions distinguant les marins et les aviateurs du reste des vétérans (P. Huddie et J. Borgonovo).

C’est également ce qui explique, comme en France du reste, la multiplicité des associations d’anciens combattants, mosaïque qui en réalité décrit de manière pointilliste l’immense gamme des stratégies déployées par les acteurs pour se situer dans l’après-guerre. S’intéressant au cas des prisonniers de guerre, O. Wilkinson attire très justement l’attention sur les amicales régimentaires qui ont pour immense intérêt, tout du moins aux yeux de certains sociétaires, de faire passer au second plan la captivité, celle-ci n’étant pas sans être entachée d’une certaine atmosphère de honte dans les représentations d’alors (p. 180). Du coup, non seulement le regard est porté vers ces associations régimentaires – véritable angle-mort en ce qui concerne l’historiographie française7 – mais est conduit à envisager l’ancien combattant dans une pluralité d’identités qui coexistent, et que l’acteur privilégie en fonction de ses intérêts du moment.

C’est ainsi par exemple que M. Hally, montre les liens ténus entre associations de vétérans, syndicats et partis politiques, triptyque qui accouche d’organisations diverses structurées par le champ idéologique (p. 23) et dont la genèse, quelque part, n’est pas sans faire songer à la chronologie que l’on peut observer en France (p. 21). Dans ce contexte fluctuant, marqué notamment par les complexes troubles révolutionnaires russes (p. 23), l’après-guerre s’apparente à une « drôle de paix » (p. 26) et participe d’une confusion particulièrement stimulante des identités : si ces vétérans sont des anciens combattants, ce qui renvoie naturellement à leur expérience de guerre, ils sont aussi des travailleurs, ce qui de facto connecte au retour à la vie civile (p. 27). Il en résulte un positionnement hésitant des partis politiques, et notamment du Labour particulièrement bien analysé par M. Morris (p. 48-64).

Il y a bien évidemment énormément de choses à retirer d’une telle approche et l’on mesure, à l’exemple du cas breton, combien une prosopographie fine associant parcours militaires et trajectoires militantes serait profitable. Car, ne nous y trompons pas. Que cela soit en Grande-Bretagne ou en France, la conviction que l’on votera en faveur de personnes ayant non seulement combattu mais brillement servi pendant la Grande Guerre est unanimement partagée8. Ce faisant, c’est bien la dimension nationale des discours politiques qui, également, se fait jour (p. 58). C’est là qu’intervient le propos pour le moins stimulant de D. Swift, historien pour qui les tensions de la démobilisation ont moins à voir avec le pacifisme et les prismes idéologiques qu’avec le rejet de la dimension fondamentalement bureaucratique des armées (p. 67). Sans doute y aurait-il là matière à développements à l’aune de l’exemple breton pour nuancer le pacifisme des anciens combattants français, position qui doit être appréhendée en fonction des discours mais également des actes posés au cœur des fédérations d’anciens combattants. Là encore, le recours à une proposopographie fine associant, pour parler rapidement, dictionnaires politiques tels que le Maitron, et fiches matricules de recrutement, paraît porteur de nombreux approfondissments des connaissances, notamment en ce qui concerne la gauche. En effet, si D. Swift montre combien celle-ci évolue, en Grande-Bretagne, dans son rapport à l’armée – et plus globalement à la Nation et à l’effort de guerre – on doit avouer qu’on aimerait bien pouvoir bénéficier de réflexions analogues pour l’hexagone9.

Pèlerinage d’ancien combattants à Lourdes, 26 août 1937. Collection particulière.

On le voit, nombreuses sont les pistes pour l’écriture d’une nouvelle histoire des anciens combattants français, et pour ce qui nous concerne bretons, développées dans ce riche livre. C’est bien à un nouveau regard qu’appelle ce volume collectif et nul autre que M. Purdy semble mieux incarner ce souhait. En effet, si U. Pavan Dalla Torre a montré, en d’autres pages, dans le cas de l’Italie, combien la prothèse est un élément essentiel de l’identité post-guerre des mutilés, cet historien invite à dépasser les discours victimaires portés par les associations et à s’intéresser à ces hommes qui, bien que privés de l’usage d’un membre, mènent une vie heureuse (p. 154)10. Comme le rappelle sans détour J. Meyer, les mutilés britanniques ont donné plus d’importance à leur réintégration sociale qu’au souci de rendre visible leur handicap dans la société » (p. 168). Sans doute est-ce là un défi historiographique majeur tant un tel propos semble aller à l’encontre des représentations doloristes portées par l’impératif catégorique du « devoir de mémoire ».

Pour autant, on regrettera qu’à l’exception notable de la contribution d’O. Wilkinson consacrée au retour des prisonniers de guerre (p. 172-190), le volume ne s’engage sur la voie, pourtant nous semble-t-il féconde, de la comparaison transnationale. En témoigne la bibliographie placée en fin de volume (p. 193-202), strictement anglo-saxonne pour ne pas dire quasi exclusivement britannique. Le paradoxe est que cette liste sera très utile aux lecteurs francophones avides de références écrites dans la langue de Shakespeare.

Erwan LE GALL

SWIFT, David and WILKINSON, Oliver (ed.), Veterans of the First World War. Ex-Servicemen and Ex-Servicewomen in Post-War Britaibn and Ireland, London, Routledge, 2019.

 

 

 

 

 

1 PROST, Antoine, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977 (3 tomes).

2 CABANES, Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français 1918-1920, Paris, Seuil, 2014 et LE GALL, Erwan, 1918-1926 : Entrer en paix. Sortir de la Grande Guerre en pays de Montfort [Catalogue réalisé dans le cadre de l’exposition éponyme présentée du 12 juillet au 14 décembre 2018 en l’hôtel de Montfort Communauté], Montfort-sur-Meu, Montfort Communauté, 2018.

3 COLLARD, Clément, « Une institution exemplaire de la rééducation professionnelle des mutilés de guerre : l’école Jean Janvier de Rennes dans l’entre-deux-guerres », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°12, été 2018, en ligne.

4 SWIFT, David and WILKINSON, Oliver (ed.), Veterans of the First World War. Ex-Servicemen and Ex-Servicewomen in Post-War Britaibn and Ireland, London, Routledge, 2019. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

5 STOVER, Justin, Dolan, « La Bretagne et l’insurrection de Pâques 1916 », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°7, hiver 2016, en ligne.

6 BETTE, Péguy, Veuves françaises de la Première Guerre mondiale. Statuts, itinéraires et combats, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Schweitzer, Sylvie, Lyon, Université Lumière-Lyon 2, 2012.

7 Précisons bien humblement que notre thèse sur le 47e RI de Saint-Malo n’apportera malheureusement aucun éclairage sur cette question, les archives de l’association ayant disparu.

8 Pour le cas breton on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Unis comme au front (populaire) ? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 256-285.

9 Précisons en ce qui concerne la péninsule armoricaine que la thèse en cours de Benoît Kermoal devrait apporter à ce propos d’intéressants éclairages.

10 PAVAN DALLA TORRE, Ugo, « La prothèse : objet et mémoire de guerre. Réflexions sur le cas italien », in HARISMENDY, Patrick et LE GALL, Erwan (dir.), Un Adieu aux armes. Destins d’objets en situation de post-guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 83-94.