Quand L’Avenir de la Bretagne passe… par l’Algérie

L’année 1958 est traditionnellement appréhendée sous l’angle national, qu’il s’agisse du retour au pouvoir du général de Gaulle et de l’avènement de la Ve République, ou de la guerre d’indépendance algérienne. Mais un regard décentré, et en l’occurrence par la Bretagne, permet d’identifier d’autres logiques qui aident à mieux saisir cette période complexe1. Fondé l’année précédente par Yann Fouéré, un homme de lettres régulièrement présenté comme un des théoriciens du nationalisme breton, le journal L’Avenir, qui ne prendra qu’ultérieurement le titre d’Avenir de la Bretagne qui est encore aujourd’hui le sien, publie son quatrième numéro en avril 1958, soit quelques jours avant que n’éclate la crise ramenant l’homme du 18 juin au pouvoir. Son crédo – « décentraliser ou mourir » - dit parfaitement la ligne politique de cette publication qui, si elle n’est pas vraiment un média de masse, n’en constitue pas moins un objet d’étude particulièrement intéressant.

La place Victor Manglin à Nantes, à la fin des années 1950, incarnation d'une modernité inégalement répartie en Bretagne. Carte postale. Collection particulière.

En effet, la simple existence de ce journal vient nuancer la chronologie trop communément admise qui stipulerait que le « mouvement breton » – pour employer une expression qui par bien des égards n’est pas satisfaisante tant elle réunit en un singulier des tendances très divergentes – décapité par le naufrage de Breiz Atao et de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale ne renaîtrait que dans les années 1970, sous la forme d’un combat culturel symbolisé par Alan Stivell et sa fameuse harpe celtique. Dès le début des années 1950, l’aventure du CELIB, sous la houlette de Joseph Martray et de René Pleven, influent politique dont on connait justement le rôle important dans la crise de 1958, consacre la voie d’un régionalisme fonctionnel qui, d’une certaine manière, n’est pas sans faire penser à la réforme portée par Etienne Clémentel au lendemain de la Grande Guerre.

Ce quatrième numéro de L’Avenir dit bien sur quelles bases se développe ce discours : une situation économique difficile et un sentiment de retrait, de retard, de la Bretagne par rapport à d’autres régions françaises et encore plus Paris. Le journal s’ouvre en effet sur une infographie relative au « pouvoir d’achat, dit indice de richesse vive », qui ne manque pas d’interpeller : alors que la moyenne hexagonale est sur une basse 100, celle de la Bretagne s’élève à seulement 60 avec de notables disparités. Ainsi, les départements du Finistère, du Morbihan et des Côtes-du-Nord apparaissent encore plus en retrait que la Loire-Atlantique et l’Ille-et-Vilaine qui, sans doute plus industrialisés, s’en sortent mieux. Il est vrai qu’avoir 20 ans à la ferme en 1958 renvoie à une existence qui paraît à des années-lumière de l’idée de Trente glorieuses

Dès lors, dans la mesure où L’Avenir se présente comme « l’organe de défense des intérêts bretons »,  il n’est pas étonnant de voir le journal placer la péninsule armoricaine en concurrence avec d’autres espaces. C’est ainsi par exemple qu’il faut considérer le témoignage de cet « ouvrier lamineur » parti travailler dans la sidérurgie en Lorraine et présenté comme étant un « déporté », expression qui ici renvoie moins aux victimes du système concentrationnaire nazi qu’aux requis du Service du travail obligatoire, encore qualifiés de  « déportés du travail » :

« Emigré par manque de travail et par manque de logement, je comprends mieux la nécessité d’arrêter au plus vite l’hémorragie qui vide le pays parfois du meilleur de lui-même. Mais pour cela il faut il faut un développement économique considérable ; sans industrie, inutile d’essayer de retenir les Bretons chez eux. »

Mais, ce qui est en revanche plus surprenant, c’est de voir la péninsule armoricaine placée en concurrence avec… l’Algérie et de manière plus générale l’Empire colonial français. Alors que le port de Lorient fait face à de graves difficultés et que certains projets structurels s’apparentent à de véritables serpents de mer, un dénommé Paul Perrot pose les termes du problème de manière très explicite dans ce quatrième numéro de L’Avenir : « il faut prendre une option : un barrage au Gabon ou sur la Rance, un Arsenal en Afrique du Nord ou à Lorient, et tout naturellement ceux qui osent se dire NOS hommes politiques ont choisi Koulou et Mers-el-Kébir ».

Vue de l'arsenal de Lorient. Carte postale. Collection particulière.

Dès lors, on parvient à prendre la mesure de la manière dont la situation en Algérie est perçue par ce journal. Certes, cette publication est foncièrement anticolonialiste puisqu’elle est par définition en faveur « des droits des peuples ». Il n’est ainsi pas surprenant de lire dans ce quatrième numéro de L’Avenir que « le jacobinisme [est le] seul responsable du drame algérien ». De la même manière que la guerre d’Espagne constitue un événement permettant aux contemporains de lire et de comprendre la séquence du Front populaire, les « événements » donnent en quelque sorte de l’eau au moulin d’un mouvement breton toujours prêt à dénoncer le centralisme de Paris. Mais la défense de la péninsule armoricaine et de ses habitants prend parfois des chemins plus sinueux. C’est ainsi que L’Avenir croit voir dans la loi-cadre pour l’Algérie adoptée le 5 février 1958 une « lueur d’espoir ». Dans un éditorial signé par un certain « I. M. », le journal expose :

« Au cours des dernières années, on nous a répété sur tous les tons que l’Algérie était aussi française que la Bretagne. En vertu du même principe nous sommes donc en droit de demander que les Français de Bretagne soient traités sur un pied d’égalité avec les Français d’Algérie, et que les libertés politiques et administratives qui viennent d’être accordées et garanties aux Algériens soient également accordées et garanties aux Bretons. »

Curieux paradoxe qui conduit le journal de Yann Fouéré à se réclamer de la politique française en Algérie à la veille de la crise du 13 mai 1958.

Erwan LE GALL

 

 

1 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François), « Pour une histoire locale de la France », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 8-17.