Pour une histoire des littoraux en Grande Guerre : l’exemple de la Manche

 

En Grande Guerre, la figure du poilu occulte tout et les Archives départementales de la Manche l’ont parfaitement compris en publiant, à rebours donc de la mémoire collective, un magnifique catalogue consacré à l’histoire du littoral de ce département pendant la Grande Guerre1. Disons-le de suite, il s’agit d’un livre important et qui force le respect. En effet, s’attaquer à un champ vierge, ou tout du moins très neuf, est toujours chose ardue mais peut-être plus encore lorsqu’il s’agit de ce territoire. En effet, faire l’histoire de la Grande Guerre en Manche est toujours chose délicate puisque les archives ont particulièrement souffert des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Cette réalité, qui rappelle encore une fois que la contrainte peut être créatrice, a conduit pour notre plus grand bonheur les archivistes à travailler des fonds peu ou pas exploités, notamment les séries 1S (Pont-et-Chaussées), 4S (subdivisions maritimes) ainsi que les très riches 1 ETP (Chambre de commerce) (p. 9).

Un sujet, des problématiques

Non seulement le volume est servi par une mise en page moderne et efficace mais l’iconographie choisie – qui à n’en pas douter doit beaucoup au talent des individus ayant œuvré dans cette entreprise collective – sert particulièrement bien le propos. Tel est ainsi le cas d’une carte datant de 1919 et localisant les navires torpillés par les U-Boots allemands (p. 24). Un siècle avant la « datavisualisation » et ce qui s’apparente effectivement à une nouvelle écriture de l’histoire2, ce document, conservé à la Bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis, par la densité des points rouges qui s’amoncellent dans la Manche et sur la façade atlantique, rappelle toute l’importance de ce front maritime : ce sont bien des millions de tonneaux qui ont été envoyés par le fond du fait de la guerre, réalité qui concerne au premier chef les populations littorales de Normandie et, par ricochet, de Bretagne. Un chiffre semble, plus que de longs discours, résumer cet état de fait : « entre 1914 et 1918, 139 navires disparus en mer entre Barfleur et le Mont Saint-Michel ont été recensés » (p. 33).

Carte postale. Collection particulière.

On le sait, et cela a été du reste maintes fois expliqué, la dimension navale de la Grande Guerre est pleine de paradoxes. Conflit des nations, elle est sur l’eau la confrontation des navalismes, doctrines héritées de l’amiral américain Mahan qui consiste à armer d’immenses navires de guerre – les fameux Dreadnoughts – qui incarnent la fierté patriotique (p. 25). Pourtant, ce n’est pas cette guerre de ligne – et de ce point de vue le parallèle avec le combat à terre et la perte d’influence progressive de l’infanterie auparavant dite « de ligne » est frappant – qui va tenir le haut du pavé – la bataille du Jutland fait bien pâle figure à coté de Verdun et de la Somme – mais les opérations menées par les sous-marins, notamment allemands. Et là encore se dégage un étonnant paradoxe : si cette arme est comprise comme celle d’un basculement vers une modernité indissociable d’une déshumanisation toujours plus évidente du champ de bataille, y compris maritime, attestant de fait la « barbarie » de l’ennemi, elle est en réalité relativement ancienne. La première utilisation militaire de ce genre d’engin remonte en effet à la guerre de Sécession… et non aux fantasmes futuristes d’un Jules Verne. Ce faisant, c’est au contraire un type assez ancien de warfare que l’on peut observer, héritier presque direct de la guerre de course que peuvent pratiquer les corsaires du XVIIIe siècle.

Pour autant, il importe d’aller plus loin dans l’analyse de cette guerre sur mer et c’est précisément ce à quoi invite ce riche volume qui rappelle un certain nombre de points particulièrement intéressants. En premier lieu l’incertitude qui règne dans les zones littorales de la Manche au moment de la mobilisation générale, alors que la Grande-Bretagne n’est pas encore formellement engagée dans le conflit. L’Entente cordiale est récente et l’incertitude est d’autant plus lourde que l’anglophobie est un réflexe solidement conditionné. Les marins normands semblent d’ailleurs sérieusement se demander s’ils vont bénéficier du concours de la Navy (p. 27). Là n’est du reste pas un cas unique puisqu’on sait que de nombreux régiments territoriaux d’infanterie sont déployés sur le littoral breton en vue de prévenir un éventuel débarquement (p. 30).

Des temporalités et une géographie spécifique ?

Ceci est essentiel car, au final, cela dit bien les temporalités spécifiques de la Grande Guerre de ceux que l’on appellera, faute de mieux et de manière probablement trop restrictive, les « gens de mer ». Certes, l’incertitude quant à l’engagement dans le conflit de la Grande-Bretagne ne dure pas (p. 27) mais il n’en demeure pas moins qu’elle suscite des réactions que l’on ne retrouve manifestement pas dans les terres. De même, les hésitations des premières semaines semblent suggérer une découverte plus tardive du feu et une expérience combattante répondant à un calendrier probablement légèrement décalé par rapport aux classiques troupes d’active, recrutant essentiellement dans les campagnes, donc dans les terres. On pense ici bien évidemment aux fusiliers-marins de l’amiral Ronarc’h (p. 22), qui enrôlent d’ailleurs aussi dans la Manche contrairement à ce que veut bien retenir une mémoire collective brito-centrée, mais aussi aux pépères de la 87e division territoriale, celle-là même qui en Flandres fait la douloureuse expérience des gaz de combat. Dès lors, il y aurait sans doute lieu de se demander si ce n’est pas une entrée différée en guerre que suggèrent ces « gens de mer »3.

Carte postale. Collection particulière.

Profitons du reste de l’occasion pour rappeler que ces combattants du littoral invitent à un élargissement de la géographie du conflit, au-delà du binôme Somme-Verdun, puisque tant en octobre 1914 qu’en avril 1915 c’est en Belgique qu’a lieu la confrontation avec le feu moderne. Mais les mines, elles, portent le danger directement sur les côtes, faisant du coup voler en éclat la traditionnelle distinction entre front et arrière. Certes, l’idée de « front intérieur » est venue par la suite affiner cette grille de lecture par trop rigide mais ne semble pas être opérante ici4. Les mines sont en effet mouillées par les sous-marins dans les chenaux qui, justement, donnent accès aux ports (p. 34), véritables havres de paix qui, seuls, peuvent être assimilés à un Home front. Ce faisant, la mer se fait double. Elle est à la fois une zone de combat et un espace permettant l’accès des troupes aux tranchées. Cherbourg, comme Brest et Saint-Nazaire, connait en effet de nombreux débarquements : britannique en 1914, russe en 1916, portugais en 1917 et américain en 1918 (p. 42), autant d’opérations qui invitent à une analyse comparatiste qui reste à produire. A ces questions qui ont, en fin de compte, trait à la profondeur du champ de bataille, il faut ajouter néanmoins une autre dimension, aérienne, puisque l’aviation maritime ne cesse, pendant le conflit, de gagner du terrain (p. 40-41)5.

Enfin, il y aurait sans doute lieu d’approfondir la question des temporalités propres aux zones littorales par le biais des cultures matérielles et notamment du désarmement des grosses pièces de marine destinées à équiper, plus à l’est, sur le front de l’ouest, une artillerie toujours plus lourde (p. 30) : probablement y-a-t-il au-delà de ces déplacements de canons des transferts de pratiques, de cultures, qui permettraient d’affiner nos connaissance. De même, le trafic généré par le conflit (p. 90) amène à une concurrence accrue entre les ports et c’est la modernité des infrastructures qui constitue, là, un enjeu déterminant. Cette question est bien connue à propos des rivalités entre Brest et Saint-Nazaire lors de l’entrée en guerre des Etats-Unis mais on découvre avec intérêt les plaintes d’un courtier maritime de Granville victime des installations voisines de Saint-Malo (p. 87). Néanmoins, sans doute faut-il distinguer ici les ports de la Manche de ceux de la façade atlantique : la Grande-Bretagne constitue en effet un pôle d’attraction de nature à considérablement modifier les dynamiques de flux, tant humains que matériels du reste.

Des espaces ordinaires ?

Car là est sans doute, au final, la difficulté que posent ces espaces littoraux en Grande Guerre. Tournés vers la mer, ils témoignent assurément de logiques et de dynamiques qui leur sont propres. Mais, regardant vers la terre, ils paraissent perdre leur spécificité. Comme partout, les Granvillais sont mobilisés en août 1914 avec émotion et gravité (p. 12-13)6 et si, à Cherbourg, le mouvement ouvrier semble émettre quelques voix discordantes, il ne tarde pas à rallier l’Union sacrée, la fidélité au drapeau tricolore primant sur celle accordée au rouge, celui de l’Internationale (p. 15-16). Les Alsaciens-Lorrains y sont, comme ailleurs, dans une situation d’entre-deux (p. 52) et la nationalité assigne irrémédiablement un camp. En conséquence, les « indésirables » sont arrêtés puis internés dans des camps qui se trouvent souvent en zone littorale : dans la Manche (p. 71) mais aussi à Saint-Brieuc ou encore sur l’Île d’Yeu. Sans doute y aurait-il, là aussi, dans la suite des travaux de Ronan Richard, malheureusement non cités en référence dans ce volume, matière à une réflexion plus approfondie7.

L'île de Tatihou: un lieu d'internement d'indésirables étrangers pendant la Grande Guerre. Carte postale. COllection particulière.

Si elle est plus dangereuse que dans les terres, du fait de la présence des sous-marins allemands, la production de nourriture revêt les mêmes enjeux dans les zones littorales que dans l’intérieur des terres : pêcher ou mettre en conserve du poisson, c’est comme moissonner ou faire du pain. C’est en effet un véritable acte de guerre dans la mesure où ces victuailles peuvent être destinées à alimenter des soldats qui, sans nourriture, ne peuvent pas tenir. En d’autres termes, le processus de totalisation (p. 135) est également perceptible sur les côtes et dans les terres8.

C’est donc bien de la conversion à une économie de guerre dont il s’agit, dynamique qui s’observe, y compris dans sa dimension industrielle (p. 104), sur l’ensemble du territoire hexagonal. Les femmes n’en sont pas exemptes (p. 128) mais, là encore, plus que d’émancipation, c’est au demeurant d’une parenthèse vite refermée, mais ouvrant le champ des possibles, qu’il s’agit. L’appel d’air est également sensible au niveau de l’économie des loisirs et de la villégiature (p. 142-144) même si, Union sacrée oblige, les activités prennent bien soin de se conforter, dans leur apparence, à la morale patriotique du moment.

Carte postale. Collection particulière.

On l’aura compris, c’est un volume extrêmement stimulant que proposent les Archives départementales de la Manche. Un beau livre – il faut insister sur ce point – qui offre bien des perspectives, notamment pour celles et ceux qui s’intéressent à la Bretagne. Puisse l’intérêt pour la Grande Guerre engendré par le centenaire se prolonger et provoquer ces enquêtes neuves que nous appelons avec gourmandise de nos vœux.

Erwan LE GALL

AUZEL, Jean-Baptiste et HALAIS, Jérémie (dir.), Rivages en guerre. Le littoral du département de la Manche dans la Grande Guerre, 1914-1918, Bayeux, Editions OREP, 2018.

 

 

 

 

 

 

1 AUZEL, Jean-Baptiste et HALAIS, Jérémie (dir.), Rivages en guerre. Le littoral du département de la Manche dans la Grande Guerre, 1914-1918, Bayeux, Editions OREP, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LOPEZ, Jean (dir.), AUBIN, Nicolas, BERNARD, Vincent et GUILLERAT, Nicolas (data design), Infographie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin, 2018

3 Sur la question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014 et, plus récemment à BATY-DELALANDE, Hélène et TREVISAN, Carine (dir.), Entrer en guerre, Paris, Hermann, 2016.

4 Pour de plus amples développements DORNEL, Laurent et LE BRAS, Stéphane (dir.), Les Fronts intérieurs européens. L’arrière en guerre (1914-1920), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

5 Sur ces questions, en Bretagne, on renverra aux multiples travaux de Thierry Le Roy.

6 Pour de plus amples développements se rapporter à HALAIS, Jérémie, Des Normands sous l’uniforme 1899-1919. De la caserne à la Grande Guerre, Bayeux, OREP Editions, 2018.

7 RICHARD, Ronan, La nation, la guerre et l'exilé : représentations, politiques et pratiques à l'égard des réfugiés, des internés et des prisonniers de guerre dans l'Ouest de la France durant la Première guerre mondiale, thèse de doctorat sous la direction de SAINCLIVIER, Jacqueline, Rennes, Université Rennes 2, 2004.

8 Sur l’idée de processus de totalisation on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.